Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/425

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devant elle, et lui présentèrent chacun un compliment écrit en lettres d’or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de répondre sur-le-champ à chaque mandarin ; mais que, n’en ayant qu’une, elle le priait de trouver bon qu’elle s’en servît pour les remercier tous en général. Ils la conduisirent respectueusement chez l’empereur.

C’était le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impériales, pour rendre l’agriculture respectable à son peuple. Il établit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, étaient honteusement bornées à punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses États une troupe de bonzes étrangers[1] qui étaient venus du fond de l’Occident, dans l’espoir insensé de forcer toute la Chine à penser comme eux, et qui, sous prétexte d’annoncer des vérités, avaient acquis déjà des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrées dans les annales de l’empire :

« Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs : vous êtes venus prêcher des dogmes d’intolérance chez la nation la plus tolérante de la terre. Je vous renvoie pour n’être jamais forcé de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontières ; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l’hémisphère dont vous êtes partis. Allez en paix si vous pouvez être en paix, et ne revenez plus. »

La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours ; elle en était plus sûre d’être bien reçue à la cour, puisqu’elle était très-éloignée d’avoir des dogmes intolérants. L’empereur de la Chine, en dînant avec elle tête à tête, eut la politesse de bannir l’embarras de toute étiquette gênante ; elle lui présenta le phénix, qui fut très-caressé de l’empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingénument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l’aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son cœur était enflammé pour ce jeune héros. « À qui en parlez-vous ? lui dit l’empereur de la Chine ; il m’a fait le plaisir de venir dans ma cour ; il m’a enchanté ; cet aimable Amazan : il est vrai qu’il est profondément affligé ; mais ses grâces n’en sont que plus

  1. Les jésuites ; Voltaire a composé une Relation du bannissement des jésuites en Chine ; voyez les Mélanges, année 1768 ; et tome XVIII, page 152.