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LE
CROCHETEUR BORGNE
(1746)




Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure ; l’un nous sert à voir les biens, et l’autre les maux de la vie : bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu ferment le second : voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu’ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui gâte tout ce qu’on regarde ! Mesrour en est un exemple.

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était borgne. Il l’était de naissance ; mais c’était un borgne si content de son état qu’il ne s’était jamais avisé de désirer un autre œil. Ce n’étaient point les dons de la fortune qui le consolaient des torts de la nature, car il était simple crocheteur, et n’avait d’autre trésor que ses épaules ; mais il était heureux, et il montrait qu’un œil de plus et de la peine de moins contribuent bien peu au bonheur : l’argent et l’appétit lui venaient toujours en proportion de l’exercice qu’il faisait ; il travaillait le matin, mangeait et buvait le soir, dormait la nuit, et regardait tous ses jours comme autant de vies séparées : en sorte que le soin de l’avenir ne le troublait jamais dans la jouissance du présent. Il était, comme vous le voyez, tout à la fois borgne, crocheteur, et philosophe.

Il vit par hasard[1] passer dans un char brillant une grande

  1. L’édition de 1774, celle du Journal des dames, de Mme de Princen, dont Beuchot a parlé dans son Avertissement en tête de ce volume, présente une grande variante ; on y lit :

    « Un jour qu’il s’était levé plus matin qu’à son ordinaire, parce que certaine liqueur, qui lui était familière, l’avait forcé de se coucher la veille un peu plus tôt que de coutume, il aperçut au crépuscule (car d’un seul œil on l’aperçoit) quelque chose qui luisait parmi des chiffons. Tout est sujet d’espoir pour un pauvre crocheteur ; Mesrour crut avoir trouvé la fortune même, quand il eut