Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/442

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— Il doit posséder l’univers entier de droit divin, lui répondit un violet ; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle ; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd’hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut.

— Votre maître est donc en effet le roi des rois ? C’est donc là son titre ? dit Amazan.

— Non, Votre Excellence ; son titre est serviteur des serviteurs ; il est originairement poissonnier et portier[1], et c’est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets ; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n’y a pas longtemps qu’il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit.

— Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés ?

— Point du tout, Votre Excellence ; notre saint maître n’est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats ; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples ; ils annoncent de la part du ciel que mon maître peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand[2], qui avait auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu’il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maître : car il faut que vous sachiez qu’une des prérogatives du vieux des sept montagnes est d’avoir toujours raison, soit qu’il daigne parler, soit qu’il daigne écrire.

— Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme ! je serais curieux de dîner avec lui.

— Votre Excellence, quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table ; tout ce qu’il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l’honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia[3], que vous aurez la bonté de me donner.

— Très volontiers », dit le Gangaride.

Le violet s’inclina. « Je vous introduirai demain, dit-il ; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du vieux des

  1. Allusion à saint Pierre, pêcheur et portier du paradis.
  2. Le Tellier, voyez, tome XV, le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  3. Bonne étrenne.