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si nous pouvons tous deux sortir de cette terre envahie et habitée par des anthropophages, si nous pouvons venir embrasser tes genoux à Maduré, et recevoir tes saintes bénédictions.


TROISIÈME LETTRE
D’ADATÉ À SHASTASID.


Tu permets sans doute, généreux Shastasid, que je t’envoie le journal de mes infortunes inouïes ; tu aimes Amabed, tu prends pitié de mes larmes, tu lis avec intérêt dans un cœur percé de toutes parts, qui te déploie ses inconsolables afflictions.

On m’a rendu mon amie Déra, et je pleure avec elle. Les monstres l’avaient descendue dans une fosse, comme moi. Nous n’avons nulle nouvelle d’Amabed. Nous sommes dans la même maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impénétrable. Mais voici des choses qui vont faire frémir ta vertu, et qui déchireront ton âme juste.

Ma pauvre Déra a su, par un de ces deux satellites qui marchent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation a un baptême comme nous. J’ignore comment nos sacrés rites ont pu parvenir jusqu’à eux. Ils ont prétendu que nous avions été baptisés suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants qu’ils ne savent pas qu’ils tiennent de nous le baptême depuis très-peu de siècles. Ces barbares se sont imaginé que nous étions de leur secte, et que nous avions renoncé à leur culte. Voilà ce que voulait dire ce mot apostata, que les anthropophages faisaient retentir à mes oreilles avec tant de férocité. Ils disent que c’est un crime horrible et digne des plus grands supplices d’être d’une autre religion que la leur. Quand le P. Fa tutto leur disait : Io la converterò, je la retournerai, il entendait qu’il me ferait retourner à la religion des brigands. Je n’y conçois rien ; mon esprit est couvert d’un nuage, comme mes yeux. Peut-être mon désespoir trouble mon entendement, mais je ne puis comprendre comment ce Fa tutto, qui me connaît si bien, a pu dire qu’il me ramènerait à une religion que je n’ai jamais connue, et qui est aussi ignorée dans nos climats que l’étaient les Portugais quand ils sont venus pour la première fois dans l’Inde chercher du poivre les armes à la main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne Déra et moi. Elle soupçonne le P. Fa tutto de quelques desseins secrets ; mais me préserve Birma de former un jugement téméraire !