Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/477

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Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain ; et, pour comble d’outrage, une bouteille de vin sans eau. C’est le tour le plus sanglant qu’on puisse jouer à deux femmes comme nous, après tout ce que nous avions souffert ; mais que faire ? je me suis mise à genoux : « Ô Birma ! ô Vistnou ! ô Brama ! vous savez que l’âme n’est point souillée de ce qui entre dans le corps ; si vous m’avez donné une âme, pardonnez-lui la nécessité funeste où est mon corps de n’être pas réduit aux légumes ; je sais que c’est un péché horrible de manger du poulet ; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tête du P. Fa tutto ! Qu’il soit, après sa mort, changé en une jeune malheureuse Indienne ; que je sois changée en dominicain ; que je lui rende tous les maux qu’il m’a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu’il ne l’a été pour moi ! Ne sois point scandalisé ; pardonne, vertueux Shastasid ! nous nous sommes mises à table : qu’il est dur d’avoir des plaisirs qu’on se reproche !

Postcrit. Immédiatement après dîner, j’écris au modérateur de Goa, qu’on appelle le corrégidor[1]. Je lui demande la liberté d’Amabed et la mienne ; je l’instruis de tous les crimes du P. Fa tutto. Ma chère Déra dit qu’elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d’estime. Nous verrons ce que cette démarche hardie pourra produire.


SIXIÈME LETTRE
D’ADATÉ.


Le croirais-tu, sage instructeur des hommes ? il y a des justes à Goa, et don Jéronimo le corrégidor en est un. Il a été touché de mon malheur et de celui d’Amabed. L’injustice le révolte, le crime l’indigne. Il s’est transporté avec des officiers de justice à la prison qui nous renferme. J’apprends qu’on appelle ce repaire le palais du saint-office ; mais, ce qui t’étonnera, on lui a refusé l’entrée. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont présentés à la porte, et ont dit à la justice : « Au nom de Dieu tu n’entreras pas. — J’entrerai au nom du roi, a dit le corrégidor ; c’est un cas royal. — C’est un cas sacré, ont répondu les

  1. Littéralement correcteur. C’est le premier juge de la province.