Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/479

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est vice-dieu, comme tout le monde l’assure ici, il est bien certain qu’il condamnera Fa tutto. C’est une petite consolation ; mais je cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le bonheur du tendre Amabed.

Quelle est donc la destinée des faibles mortels, de ces feuilles que les vents emportent ! Nous sommes nés, Amabed et moi, sur les bords du Gange ; on nous emmène en Portugal ; on va nous juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nés libres ! Reverrons-nous jamais notre patrie ? Pourrons-nous accomplir le pèlerinage que nous méditions vers ta personne sacrée ?

Comment pourrons-nous, moi et ma chère Déra, être enfermées dans le même vaisseau avec le P. Fa tutto ? cette idée me fait trembler. Heureusement j’aurai mon brave époux pour me défendre ; mais que deviendra Déra, qui n’a point de mari ? Enfin nous nous recommandons à la Providence.

Ce sera désormais mon cher Amabed qui t’écrira : il fera le journal de nos destins ; il te peindra la nouvelle terre et les nouveaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver longtemps ta tête rase et l’entendement divin qu’il a placé dans la moelle de ton cerveau !


PREMIÈRE LETTRE
D’AMABED À SHASTASID, APRÈS SA CAPTIVITÉ.


Je suis donc encore au nombre des vivants ! c’est donc moi qui t’écris, divin Shastasid ! j’ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n’a point été coupable ; elle ne peut l’être ; la vertu est dans le cœur, et non ailleurs. Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa peau celle du renard, soutient hardiment qu’il nous a baptisés, Adaté et moi, dans Bénarès, à la mode de l’Europe ; que je suis apostato, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l’homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu’il est injustement accusé d’avoir violé ma chère épouse et la jeune Déra : Charme des yeux, de son côté, et la douce Déra, jurent qu’elles ont été violées. Les esprits européans ne peuvent percer ce sombre abîme : ils disent tous qu’il n’y a que leur vice-dieu qui puisse y rien connaître, attendu qu’il est infaillible.

Don Jéronimo, le corrégidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaître devant cet être extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand-juge des barbares ne siège point à Lisbonne,