Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/513

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— Quoi ! c’est vous, seigneur, qui êtes si fameux pour changer les baguettes en serpents, le jour en ténèbres, et les rivières en sang !

— Oui, madame ; mais mon grand âge affaiblit une partie de mes lumières et de ma puissance. J’ignore d’où vient ce beau taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous autour de lui. »

La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis répondit en ces termes : « Mon cher Mambrès, nous sommes de la même profession ; mais il m’est expressément défendu de vous dire quel est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux. Vous les reconnaîtrez aisément aux marques qui les caractérisent. Le serpent est celui qui persuada Ève de manger une pomme, et d’en faire manger à son mari. L’ânesse est celle qui parla dans un chemin creux à Balaam, votre contemporain. Le poisson qui a toujours sa tête hors de l’eau est celui qui avala Jonas il y a quelques années. Ce chien est celui qui suivit l’ange Raphaël et le jeune Tobie dans le voyage qu’ils firent à Ragès en Médie, du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous les péchés d’une nation ; ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui étaient dans l’arche de Noé : grand événement, catastrophe universelle, que presque toute la terre ignore encore ! Vous voilà au fait. Mais pour le taureau, vous n’en saurez rien. »

Mambrès écoutait avec respect. Puis il dit : « L’Éternel révèle ce qu’il veut et à qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces bêtes, qui sont commises avec vous à la garde du taureau blanc, ne sont connues que de votre généreuse et agréable nation, qui est elle-même inconnue à presque tout le monde. Les merveilles que vous et les vôtres, et moi et les miens, nous avons opérées, seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les sages véritables qui seront soumis aux voyants dans une petite partie du monde, et c’est tout ce qu’il faut. »

Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la manche, et lui dit : « Mambrès, est-ce que vous ne m’achèterez pas mon taureau ? » Le mage, plongé dans une rêverie profonde, ne répondit rien ; et Amaside versa des larmes.

Elle s’adressa alors elle-même à la vieille, et lui dit : « Ma bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde, par votre père, par votre mère, par votre nourrice, qui sans doute vivent encore, de me vendre non-seulement votre taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraît fort affectionné.