Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/528

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et d’ortolans, avec quatre salades. Au milieu était un surtout dans le dernier goût. Rien ne fut plus délicat que l’entremets ; rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingénieux que le dessert.

Au reste, le discret Mambrès avait eu grand soin que dans ce repas il n’y eût ni pièce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni palais de bœuf, ni tétines de vache, de peur que l’infortuné monarque, assistant de loin au dîner, ne crût qu’on lui insultât.

Ce grand et malheureux prince broutait l’herbe auprès de la tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale révolution qui l’avait privé du trône pour sept années entières. « Hélas ! disait-il en lui-même, ce Daniel, qui m’a changé en taureau, et cette sorcière de pythonisse, qui me garde, font la meilleure chère du monde ; et moi, le souverain de l’Asie, je suis réduit à manger du foin et à boire de l’eau. »

On but beaucoup de vin d’Engaddi, de Tadmor et de Chiras. Quand les prophètes et la pythonisse furent un peu en pointe de vin, on se parla avec plus de confiance qu’aux premiers services. « J’avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chère quand j’étais dans la fosse aux lions.

— Quoi ! monsieur, on vous a mis dans la fosse aux lions ? dit Mambrès ; et comment n’avez-vous pas été mangé ?

— Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent jamais de prophètes.

— Pour moi, dit Jérémie, j’ai passé toute ma vie à mourir de faim ; je n’ai jamais fait un bon repas qu’aujourd’hui. Si j’avais à renaître, et si je pouvais choisir mon état, j’avoue que j’aimerais cent fois mieux être contrôleur général, ou évêque à Babylone, que prophète à Jérusalem. »

Ézéchiel dit : « Il me fut ordonné une fois de dormir trois cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le côté gauche, et de manger pendant tout ce temps-là du pain d’orge, de millet, de vesces, de fèves et de froment, couvert de[1]…… je n’ose pas dire. Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse de vache. J’avoue que la cuisine du seigneur Mambrès est plus délicate. Cependant le métier de prophète a du bon ; et la preuve en est que mille gens s’en mêlent.

— À propos, dit Mambrès, expliquez-moi ce que vous entendez par votre Oolla et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des chevaux et des ânes.

  1. Ézéchiel, chapitre iv. (Note de Voltaire.)