Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/544

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
518
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.

avons bien fait de sortir de notre cache quand ce grand événement saisissait d’admiration l’Europe entière ! »

De là elles passèrent vite par la Pologne, « Ah ! ma mère, quel contraste ! s’écria la Vérité. Il me prend envie de regagner mon puits. Voilà ce que c’est que d’avoir écrasé toujours la portion du genre humain la plus utile, et d’avoir traité les cultivateurs plus mal qu’ils ne traitent leurs animaux de labourage. Ce chaos de l’anarchie ne pouvait se débrouiller autrement que par une ruine : on l’avait assez clairement prédite. Je plains un monarque vertueux, sage, et humain[1] ; et j’ose espérer qu’il sera heureux, puisque les autres rois commencent à l’être, et que vos lumières se communiquent de proche en proche.

« Allons voir, continua-t-elle, un changement plus favorable et plus surprenant. Allons dans cette immense région hyperborée qui était si barbare il y a quatre-vingts ans, et qui est aujourd’hui si éclairée et si invincible. Allons contempler celle[2] qui a achevé le miracle d’une création nouvelle… » Elles y coururent, et avouèrent qu’on ne leur en avait pas assez dit.

Elles ne cessaient d’admirer combien le monde était changé depuis quelques années. Elles en concluaient que peut-être un jour le Chili et les Terres Australes seraient le centre de la politesse et du bon goût, et qu’il faudrait aller au pôle antarctique pour apprendre à vivre.

Quand elles furent en Angleterre, la Vérité dit à sa mère : « Il me semble que le bonheur de cette nation n’est point fait comme celui des autres ; elle a été plus folle, plus fanatique, plus cruelle, et plus malheureuse qu’aucune de celles que je connais ; et la voilà qui s’est fait un gouvernement unique, dans lequel on a conservé tout ce que la monarchie a d’utile, et tout ce qu’une république a de nécessaire. Elle est supérieure dans la guerre, dans les lois, dans les arts, dans le commerce. Je la vois seulement embarrassée de l’Amérique septentrionale[3], qu’elle a conquise à un bout de l’univers, et des plus belles provinces de l’Inde, subjuguées à l’autre bout. Comment portera-t-elle ces deux fardeaux de sa félicité ?

— Le poids est lourd, dit la Raison ; mais, pour peu qu’elle m’écoute, elle trouvera des leviers qui le rendront très-léger. »

  1. Stanislas-Auguste, roi en 1764, et sous le règne duquel eut lieu, en 1795, le partage de la Pologne.
  2. L’impératrice Catherine II, avec qui Voltaire était en correspondance.
  3. Boston, l’année précédente (1773), venait de donner le signal de l’insurrection.