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CHAPITRE IV.

l’être en général, de l’homme, et de Dieu, ce qui est un grand amusement. Venez dîner avec moi, cela vous épargnera de l’argent ; nous causerons, et votre faculté pensante aura le plaisir de se communiquer à la mienne par le moyen de la parole : ce qui est une chose merveilleuse que les hommes n’admirent pas assez. »

CHAPITRE IV.

CONVERSATION DU DOCTEUR GOUDMAN ET L’ANATOMISTE SIDRAC SUR L’ÂME ET SUR QUELQUE AUTRE CHOSE.


GOUDMAN.

Mais, mon cher Sidrac, pourquoi dites-vous toujours ma faculté pensante ? Que ne dites-vous mon âme, tout court ? Cela serait plus tôt fait, et je vous entendrais tout aussi bien.

SIDRAC.

Et moi, je ne m’entendrais pas. Je sens bien, je sais bien que Dieu m’a donné la faculté de penser et de parler ; mais je ne sens ni ne sais s’il m’a donné un être qu’on appelle âme.

GOUDMAN.

Vraiment, quand j’y réfléchis, je vois que je n’en sais rien non plus, et que j’ai été longtemps assez hardi pour croire le savoir. J’ai remarqué que les peuples orientaux appelèrent l’âme d’un nom qui signifiait la vie. À leur exemple, les Latins entendirent d’abord par anima la vie de l’animal. Chez les Grecs on disait la respiration de l’âme. Cette respiration est un souffle. Les Latins traduisirent le mot souffle par spiritus : de là le mot qui répond à esprit chez presque toutes les nations modernes. Comme personne n’a jamais vu ce souffle, cet esprit, on en a fait un être que personne ne peut voir ni toucher. On a dit qu’il logeait dans notre corps sans y tenir de place, qu’il remuait nos organes sans les atteindre. Que n’a-t-on pas dit ? Tous nos discours, à ce qu’il me semble, ont été fondés sur des équivoques. Je vois que le sage Locke a bien senti dans quel chaos ces équivoques de toutes les langues avaient plongé la raison humaine. Il n’a fait aucun chapitre sur l’âme dans le seul livre de métaphysique raisonnable[1] qu’on ait jamais écrit. Et si, par hasard, il prononce ce mot en quelques endroits, ce mot ne signifie chez lui que notre intelligence.

  1. Essai sur l’Entendement humain.