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CHAPITRE IV.

Tout est enchaîné ; et Dieu n’ira pas rompre la chaîne éternelle pour mon ami Goudman.

GOUDMAN.

Je ne m’attendais pas à ce raisonnement quand je parlais de fatalité ; mais enfin, si cela est ainsi, Dieu est donc esclave tout comme moi ?

SIDRAC.

Il est esclave de sa volonté, de sa sagesse, des propres lois qu’il a faites, de sa nature nécessaire. Il ne peut les enfreindre, parce qu’il ne peut être faible, inconstant, volage comme nous, et que l’Être nécessairement éternel ne peut être une girouette.

GOUDMAN.

Monsieur Sidrac, cela pourrait mener tout droit à l’irréligion : car, si Dieu ne peut rien changer aux affaires de ce monde, à quoi bon chanter ses louanges, à quoi bon lui adresser des prières ?

SIDRAC.

Eh ! qui vous dit de prier Dieu et de le louer ? Il a vraiment bien affaire de vos louanges et de vos placets ! On loue un homme parce qu’on le croit vain ; on le prie quand on le croit faible, et qu’on espère le faire changer d’avis. Faisons notre devoir envers Dieu, adorons-le, soyons justes : voilà nos vraies louanges, nos vraies prières.

GOUDMAN.

Monsieur Sidrac, nous avons embrassé bien du terrain, car, sans compter miss Fidler, nous examinons si nous avons une âme, s’il y a un Dieu, s’il peut changer, si nous sommes destinés à deux vies, si… Ce sont là de profondes études, et peut-être je n’y aurais jamais pensé si j’avais été curé. Il faut que j’approfondisse ces choses nécessaires et sublimes puisque je n’ai rien à faire.

SIDRAC.

Eh bien ! demain le docteur Grou vient dîner chez moi : c’est un médecin fort instruit ; il a fait le tour du monde avec MM. Banks et Solander[1] ; il doit certainement connaître Dieu et l’âme, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, bien mieux que ceux qui ne sont jamais sortis de Covent-Garden. De plus, le docteur Grou a vu presque toute l’Europe dans sa jeunesse ; il a été témoin de cinq ou six révolutions en Russie ; il a fréquenté le bacha comte

  1. Daniel Solander, compatriote et élève de Linné, est mort en 1781. Il avait, avec Joseph Banks, mort en 1820, accompagné Cook dans son premier voyage autour du monde. (B.) — Ces savants partirent en 1768 pour O’Taïti sous le commandement de Cook, avec mission d’observer le passage de Vénus sur le disque du soleil.