Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.



CHAPITRE III.
LE CHIEN ET LE CHEVAL.

Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l’absinthe. Il fut quelque temps après obligé de répudier Azora, qui était devenue trop difficile à vivre, et il chercha son bonheur dans l’étude de la nature. « Rien n’est plus heureux, disait-il, qu’un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu’il découvre sont à lui : il nourrit et il élève son âme, il vit tranquille ; il ne craint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vient point lui couper le nez. »

Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l’Euphrate. Là il ne s’occupait pas à calculer combien de pouces d’eau coulaient en une seconde sous les arches d’un pont, ou s’il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n’imaginait point de faire de la soie avec des toiles d’araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées[1], mais il étudia surtout les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme.

[2] Un jour, se promenant auprès d’un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus précieux. « Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n’avez-vous point vu le chien de la reine ? » Zadig répondit modestement : « C’est une chienne, et non pas un chien. — Vous avez raison, reprit le premier eunuque. — C’est

    son Avertissement en tête de ce volume, porte Arnoult, qui est le véritable nom ; voyez tome XVII, page 121.

  1. Voltaire se moque ici des sujets traités dans les Mémoires de l’Académie des sciences, qui avait refusé de l’admettre dans son sein. Il semble prendre surtout à partie Réaumur pour son rapport sur la soie des araignées, imaginée par le président Bon, et pour sa découverte du verre blanc opaque, dit porcelaine de Réaumur. (G. A.)
  2. L’Année littéraire, 1767, I, 145 et suivantes, reproche à Voltaire d’avoir pris l’idée de ce chapitre au chevalier de Mailly, auteur anonyme de : Le Voyage et les Aventures des trois princes de Sarendip, traduits du persan, 1719 (et non 1716), in-12.