Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/67

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soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point immondes. — Eh bien ! dit Yébor en branlant sa tête chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pensé des griffons, et l’autre pour avoir mal parlé des lapins. » Cador apaisa l’affaire par le moyen d’une fille d’honneur à laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de crédit dans le collège des mages. Personne ne fut empalé ; de quoi plusieurs docteurs murmurèrent, et en présagèrent la décadence de Babylone. Zadig s’écria : « À quoi tient le bonheur ! Tout me persécute dans ce monde, jusqu’aux êtres qui n’existent pas. » Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu’en bonne compagnie.

Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Babylone, et les dames les plus aimables ; il donnait des soupers délicats, souvent précédés de concerts, et animés par des conversations charmantes dont il avait su bannir l’empressement de montrer de l’esprit, qui est la plus sûre manière de n’en point avoir, et de gâter la société la plus brillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets, n’étaient faits par la vanité ; car en tout il préférait l’être au paraître, et par là il s’attirait la considération véritable à laquelle il ne prétendait pas.

Vis-à-vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la méchante âme était peinte sur sa grossière physionomie. Il était rongé de fiel et bouffi d’orgueil, et pour comble, c’était un bel esprit ennuyeux. N’ayant jamais pu réussir dans le monde, il se vengeait par en médire[1]. Tout riche qu’il était, il avait de la peine à rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient le soir chez Zadig l’importunait, le bruit de ses louanges l’irritait davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait à table sans être prié : il y corrompait toute la joie de la société, comme on dit que les harpies infectent les viandes qu’elles touchent. Il lui arriva un jour de vouloir donner une fête à une dame qui, au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec lui dans le palais, ils abordèrent un ministre qui pria Zadig à souper, et ne pria point Arimaze. Les plus implacables haines n’ont pas souvent des fondements plus importants. Cet homme, qu’on appelait l’Envieux dans Babylone, voulut perdre Zadig, parce qu’on l’appelait l’Heureux. L’occasion de faire du mal se trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois dans l’année, comme dit Zoroastre.

L’Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins

  1. Imitation d’une phrase de Montaigne, citée page 430 du tome XVII.