Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/76

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Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d’audiences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu’elles n’avaient point, pour en avoir une avec lui. La femme de l’Envieux s’y présenta des premières ; elle lui jura par Mithra, par le Zend-Avesta, et par le feu sacré, qu’elle avait détesté la conduite de son mari ; elle lui confia ensuite que ce mari était un jaloux, un brutal ; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel seul l’homme est semblable aux immortels : elle finit par laisser tomber sa jarretière ; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire ; mais il ne la rattacha point au genou de la dame ; et cette petite faute, si c’en est une, fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n’y pensa pas, et la femme de l’Envieux y pensa beaucoup.

D’autres dames se présentaient tous les jours. Les annales secrètes de Babylone prétendent qu’il succomba une fois, mais qu’il fut tout étonné de jouir sans volupté, et d’embrasser son amante avec distraction. Celle à qui il donna, sans presque s’en apercevoir, des marques de sa protection, était une femme de chambre de la reine Astarté. Cette tendre Babylonienne se disait à elle-même pour se consoler : « Il faut que cet homme-là ait prodigieusement d’affaires dans la tête, puisqu’il y songe encore même en faisant l’amour. » Il échappa à Zadig, dans les instants où plusieurs personnes ne disent mot, et où d’autres ne prononcent que des paroles sacrées, de s’écrier tout d’un coup : « La reine ! » La Babylonienne crut qu’enfin il était revenu à lui dans un bon moment, et qu’il lui disait : « Ma reine. » Mais Zadig, toujours très-distrait, prononça le nom d’Astarté. La dame, qui dans ces heureuses circonstances interprétait tout à son avantage, s’imagina que cela voulait dire : « Vous êtes plus belle que la reine Astarté. » Elle sortit du sérail de Zadig avec de très-beaux présents. Elle alla conter son aventure à l’Envieuse, qui était son amie intime ; celle-ci fut cruellement piquée de la préférence. « Il n’a pas daigné seulement, dit-elle, me rattacher cette jarretière que voici, et dont je ne veux plus me servir. — Oh ! oh ! dit la fortunée à l’Envieuse, vous portez les mêmes jarretières que la reine ! Vous les prenez donc chez la même faiseuse ? » L’Envieuse rêva profondément, ne répondit rien, et alla consulter son mari l’Envieux.

Cependant Zadig s’apercevait qu’il avait toujours des distractions quand il donnait des audiences, et quand il jugeait ; il ne savait à quoi les attribuer : c’était là sa seule peine.