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trouver un trésorier désintéressé. » Zadig, ayant repris ses sens, lui promit de le servir en amour comme en finance, quoique la chose parût plus difficile encore.


CHAPITRE XV[1].
LES YEUX BLEUS.

« Le corps et le cœur, dit le roi à Zadig… » À ces mots le Babylonien ne put s’empêcher d’interrompre Sa Majesté. « Que je vous sais bon gré, dit-il, de n’avoir point dit l’esprit et le cœur ! Car on n’entend que ces mots dans les conversations de Babylone ; on ne voit que des livres où il est question du cœur et de l’esprit[2], composés par des gens qui n’ont ni de l’un ni de l’autre ; mais, de grâce, sire, poursuivez. » Nabussan continua ainsi : « Le corps et le cœur sont chez moi destinés à aimer ; la première de ces deux puissances a tout lieu d’être satisfaite. J’ai ici cent femmes à mon service, toutes belles, complaisantes, prévenantes, voluptueuses même, ou feignant de l’être avec moi. Mon cœur n’est pas à beaucoup près si heureux. Je n’ai que trop éprouvé qu’on caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu’on se soucie fort peu de Nabussan. Ce n’est pas que je croie mes femmes infidèles ; mais je voudrais trouver une âme qui fût à moi ; je donnerais pour un pareil trésor les cent beautés dont je possède les charmes : voyez si, sur ces cent sultanes, vous pouvez m’en trouver une dont je sois sûr d’être aimé. »

Zadig lui répondit comme il avait fait sur l’article des financiers : « Sire, laissez-moi faire ; mais permettez d’abord que je dispose de ce que vous aviez étalé dans la galerie de la Tentation ; je vous en rendrai bon compte, et vous n’y perdrez rien. Le roi le laissa le maître absolu. Il choisit dans Serendib trente-trois petits bossus des plus vilains qu’il put trouver, trente-trois pages des plus beaux, et trente-trois bonzes des plus éloquents et des plus robustes. Il leur laissa à tous la liberté d’entrer dans les cellules des sultanes ; chaque petit bossu eut quatre mille pièces d’or

  1. Autre chapitre posthume.
  2. Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent ces expressions dans son Traité des études. Voltaire y revient souvent ; voyez, dans le présent volume, le chapitre ier de Micromégas, et dans le tome XXXIV, le chapitre xi de l’Homme aux quarante écus, le chapitre xi du Taureau blanc ; et dans le tome IX, le 2e vers du chant VIII de la Pucelle.