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SOMMAIRES DES PIÈCES DE MOLIÈRE.

sations du monde, et y mêler des portraits. Le Misanthrope en est plein ; c’est une peinture continuelle, mais une peinture de ces ridicules que les yeux vulgaires n’aperçoivent pas. Il est inutile d’examiner ici en détail les beautés de ce chef-d’œuvre de l’esprit ; de montrer avec quel art Molière a peint un homme qui pousse la vertu jusqu’au ridicule, rempli de faiblesse pour une coquette, et de remarquer la conversation et le contraste charmant d’une prude avec cette coquette outrée. Quiconque lit doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu’elles sont, ne seraient rien sans le style. La pièce est, d’un bout à l’autre, à peu près dans le style des satires de Despréaux ; et c’est, de toutes les pièces de Molière, la plus fortement écrite.

Elle eut, à la première représentation, les applaudissements qu’elle méritait. Mais c’était un ouvrage plus fait pour les gens d’esprit que pour la multitude, et plus propre encore à être lu qu’à être joué. Le théâtre fut désert dès le troisième jour[1]. Depuis, lorsque le fameux acteur Baron, étant remonté sur le théâtre après trente ans d’absence, joua le Misanthrope, la pièce n’attira pas un grand concours : ce qui confirma l’opinion où l’on était que cette pièce serait plus admirée que suivie. Ce peu d’empressement qu’on a, d’un côté, pour le Misanthrope, et, de l’autre, la juste admiration qu’on a pour lui, prouvent, peut-être plus qu’on ne pense, que le public n’est point injuste. Il court en foule à des comédies gaies et amusantes, mais qu’il n’estime guère ; et ce qu’il admire n’est pas toujours réjouissant. Il en est des comédies comme des jeux : il y en a que tout le monde joue ; il y en a qui ne sont faits que pour les esprits plus fins et plus appliqués.

Si on osait encore chercher dans le cœur humain la raison de cette tiédeur du public aux représentations du Misanthrope, peut-être les trouverait-on dans l’intrigue de la pièce, dont les beautés ingénieuses et fines ne sont pas également vives et intéressantes ; dans ces conversations même, qui sont des morceaux inimitables, mais qui, n’étant pas toujours nécessaires à la pièce, peut-être refroidissent un peu l’action, pendant qu’elles font admirer l’auteur ; enfin dans le dénoûment, qui, tout bien amené et tout sage qu’il est, semble être attendu du public sans inquiétude, et qui, venant après une intrigue peu attachante, ne

  1. Le Misanthrope eut seul, et sans petite pièce, vingt et une représentations consécutives : dix-sept procurèrent des recettes élevées ; quatre, des recettes moins satisfaisantes. Ce n’était donc pas une chute, c’était un succès pour l’époque.