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138 DIALOGUES CHRETIENS.

LE MINISTIîE.

Puisque vous approuvez mon zèle, et que vous croyez qu'on peut se permettre quelques négligences en morale lorsqu'il s'agit des intérêts de la religion, je vais vous narrer un petit fait que vous entendrez dans son vrai sens, et qui pourrait être mal interprété par le vulgaire, qui ne juge jamais que sur les apparences. J'avais vu, dans une bibliothèque qui m'était ouverte, un manuscrit dont la publication pouvait nuire à la cour de Rome, et qui in- quiétait fort Sa Sainteté : un premier mouvement de zèle me porta à m'en saisir pour le faire imprimer et combattre nos en- nemis ; mais je pensai qu'il serait plus politique d'en faire un sacrifice au saint-père, qui m'en saurait gré et respecterait une religion dont les ministres se conduisaient avec cette modération et ce désintéressement: car je le laissais absolument maître des conditions. Il fut en effet très-sensible à ma démarche, me fit remercier, et m'envoya mille écus en échange du manuscrit, dont j'ai gardé une copie à tout événement. Il ne s'en tint pas là; il donna un bénéfice de cinq cents écus à un prêtre de ma cou- naissance que je lui recommandai, et qui en a partagé le revenu avec moi jusqu'à sa mort.

LE PRÊTRE.

J'approuve infiniment votre conduite ; mais, comme vous le dites, il faut avoir une piété bien éclairée pour démêler le mérite de cette action, et je ne serais pas surpris que les gens du monde s'y trompassent. Il y a cependant cette copie qui...

LE MINISTRE.

Puisque nous sommes sur le ton de la confiance, il faut que je vous fasse une confession entière, et que je vous montre jus- qu'où j'ai poussé le zèle et la charité. J'écrivais contre les philo- sophes, et, voyant que mes ouvrages n'étaient pas un préservatif suffisant contre la malignité des leurs, je tentai une autre voie : je m'adressai au plus dangereux et au plus écouté d'entre eux ; je cherchai à gagner sa confiance, et, après y avoir réussi, je lui proposai d'être l'éditeur de ses œuvres ^ Je pensai que le public, rassuré en voyant mon nom à côté de celui de l'auteur et à la tête de l'ouvrage (dans une préface composée avec cette pieuse adresse qu'inspire la vraie dévotion aux gens de notre état), le lirait non-seulement sans défiance, mais même avec édification: tant il faut peu de chose pour se rendre maître des opinions ! Par là je parais le coup que l'on voulait porter à la religion, je

1. Voltaire lui-mômc; voyez, ci-après, la Lettre curieuse de Robert Covelle.

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