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SUR LES CALAS ET LES SIRVEN.


DIGRESSION SUR LES SACRILÉGES QUI AMENÈRENT LA RÉFORMATION DE BERNE.

On sait assez que les cordeliers ou franciscains, et les jacobins ou dominicains, se détestaient réciproquement depuis leur fondation. Ils étaient divisés sur plusieurs points de théologie, autant que sur l’intérêt de leur besace. Leur principale querelle roulait sur l’état de Marie avant qu’elle fût née. Les frères cordeliers assuraient que Marie n’avait pas péché dans le ventre de sa mère ; les frères jacobins le niaient : il n’y eut jamais peut-être de question plus ridicule, et ce fut cela même qui rendit ces deux ordres de moines irréconciliables.

Un cordelier, prêchant à Francfort, en 1503, sur l’immaculée conception de Marie, vit entrer dans l’église un dominicain nommé Vigam : Sainte Vierge, s’écria-t-il, je te remercie de n’avoir pas permis que je fusse d’une secte qui te déshonore, toi et ton fils ! Vigam lui répondit qu’il en avait menti : le cordelier descendit de sa chaire, un crucifix de fer à la main[1] ; il en frappa si rudement le jacobin Vigam qu’il le laissa presque mort sur la place, après quoi il acheva son sermon sur la Vierge[2].

Les jacobins s’assemblèrent en chapitre pour se venger, et, dans l’espérance d’humilier davantage les cordeliers, ils résolurent de faire des miracles. Après plusieurs essais infructueux, ils trouvèrent enfin une occasion favorable dans Berne.

Un de leurs moines confessait un jeune tailleur imbécile, nommé Jetser[3], très-dévot d’ailleurs à la vierge Marie et à sainte Barbe. Cet idiot leur parut un excellent sujet à miracles. Son confesseur lui persuada que la Vierge et sainte Barbe lui ordonnaient expressément de se faire jacobin, et de donner tout son argent au couvent. Jetser obéit ; il prit l’habit. Quand on eut bien éprouvé sa vocation, quatre jacobins, dont les noms sont au procès, se déguisèrent plusieurs fois comme ils purent, l’un en ange, l’autre en âme du purgatoire, un troisième en vierge Marie, et le quatrième en sainte Barbe.

  1. Ce cordelier, que Voltaire ne nomme pas, a peut-être donné à Rabelais l’idée du combat de frère Jean des Entommeures, qui, de son baston de la croix, donna brusquement sur les ennemis ; voyez le chapitre xxvii de Gargantua.
  2. Voltaire avait déjà parlé du jacobin Vigam ou Vigan, tome XII, page 292. Il en reparla encore, en 1770, dans ses Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVIII, page 3.
  3. Voltaire a écrit ainsi ce nom, dont l’orthographe est Yetser ; voyez tome XII, page 292.