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792. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg-, 19 novembre.

Monsieur, je n’ai pas été le dernier à m’apercevoir des langueur[1] de notre correspondance. Il y avait environ deux mois que n’avais reçu de vos nouvelles quand je fis partir, il y a huit jours, un gros paquet[2] pour Cirey. L’amitié que j’ai pour vous m’alarmait furieusement. Je m’imaginais, ou que des indispositions vous empêchaient de me répondre, ou quelquefois même j’appréhendais que la délicatesse de votre tempérament n’eût cédé à la violence et à l’acharnement de la maladie. Enfin, j’étais dans la situation d’un avare qui croit ses trésors en un danger évident. Votre lettre[3] vient sur ces entrefaites ; elle dissipe non-seulement mes craintes, mais encore elle me fait sentir tout le plaisir qu’un commerce comme le vôtre peut produire.

Être en correspondance, c’est être en trafic de pensées ; mais j’ai cet avantage de notre trafic, que vous me donnez en retour de l’esprit et des vérités. Qui pourrait être assez brute, ou assez peu intéressé, pour ne pas chérir un pareil commerce ? En vérité, monsieur, quand on vous connaît une fois, on ne saurait plus se passer de vous, et votre correspondance m’est devenue comme une des nécessités indispensables de la vie. Vos idées servent de nourriture à mon esprit.

Vous trouverez, dans le paquet que je viens de dépêcher, l’Histoire du czar Pierre Ier. Celui qui l’a écrite a ignoré absolument à quel usage je la destinais. Il s’est imaginé qu’il n’écrivait que pour ma curiosité ; et de là il s’est cru permis de parler avec toute la liberté possible du gouvernement et de l’état de la Russie. Vous trouverez dans cette histoire des vérités qui, dans le siècle où nous sommes, ne se comportent guère avec l’impression. Si je ne me reposais entièrement sur votre prudence, je me verrais obligé de vous avertir que certains faits contenus dans ce manuscrit doivent être retranchés tout à fait, ou, du moins, traités avec tout le ménagement imaginable ; autrement vous pourriez vous exposer au ressentiment de la cour russienne. On ne manquerait pas de me soupçonner de vous avoir fourni les anecdotes de cette histoire, et ce soupçon retomberait infailliblement sur l’auteur qui les a compilées. Cet ouvrage ne sera pas lu ; mais tout le monde ne se lassera point de vous admirer.

Qu’une vie contemplative est différente de ces vies qui ne sont qu’un tissu continuel d’actions ! Un homme qui ne s’occupe qu’à penser peut penser bien et s’exprimer mal ; mais un homme d’action, quand il s’exprimerait avec toutes les grâces imaginables, ne doit point agir faiblement. C’est

  1. Les éditions de Kehl et de Bâle portent longueurs, ce qui n’est qu’une faute d’impression. On lit langueurs dans l’édition de Liége. Dans l’édition de Londres on lit : « … à m’apercevoir que notre correspondance languissait. Il y avait, etc., etc. » (B.)
  2. Ce paquet contenait la lettre du 10 novembre.
  3. Lettre 780, datée d’octobre.