Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/448

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qu’il est-devenu la règle de toutes ses action et de tous ses livres ; et il fait valoir si bien ce grand argument que je m’étonne comment vous aviez pu l’éluder.

Vous pouvez disputer contre nous, monsieur, qui avons la pauvre habitude de ne reconnaître que des principes évidents, et de nous traîner de conséquence en conséquence.

Mais comment avez-vous pu disputer contre le révérend Père Castel ? En vérité, c’est combattre comme Bellérophon, Songez, monsieur, à votre téméraire entreprise : vous vous êtes borné à calculer les sons, et à nous donner d’excellente musique pour nos oreilles, tandis que vous avez affaire à un homme qui fait de la musique pour les yeux. Il peint des menuets et de belles sarabandes. Tous les sourds de Paris sont invités au concert qu’il leur annonce depuis douze ans ; et il n’y a point de teinturier qui ne se promette un plaisir inexprimable à l’Opéra des couleurs que doit représenter le révérend physicien avec son clavecin oculaire. Les aveugles mêmes y sont invités[1] ; il les croit d’assez bons juges des couleurs. Il doit le penser, car ils en jugent à peu près comme lui de votre musique. Il a déjà mis les faibles mortels à portée de ses sublimes connaissances. Il nous prépare par degrés à l’intelligence de cet art admirable. Avec quelle bonté, avec quelle condescendance pour le genre humain, daigne-t-il démontrer dans ses Lettres, dont les journaux de Trévoux sont dignement ornés, je dis démontrer par lemmes, théorèmes, scolies : 1° que les hommes aiment les plaisirs ; 2° que la peinture est un plaisir ; 3° que le jaune est différent du rouge, et cent autres questions épineuses de cette nature !

Ne croyez pas, monsieur, que, pour s’être élevé à ces grandes vérités, il ait négligé la musique ordinaire ; au contraire, il veut que tout le monde l’apprenne facilement, et il propose, à la fin de sa Mathématique universelle, un plan de toutes les parties de la musique en cent trente-quatre traités, pour le soulagement de la mémoire : division certainement digne de ce livre rare, dans lequel il emploie trois cent soixante pages avant de dire ce que c’est qu’un angle.

Pour apprendre à connaître votre maître, sachez encore, ce que vous avez ignoré jusqu’ici avec le public nonchalant, qu’il a fait un nouveau système de physique qui assurément ne ressemble

  1. Le Père Castel, dans ses Lettres au président de Montesquieu, dit que les aveugles mêmes sauront juger de son clavecin. (Note de Voltaire.)