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Orphée prend le matin un flacon d’eau-de-vie, au lieu d’eau d’Hippocrène, et, dès qu’il est un peu ivre, les mauvais vers coulent de source. Je n’ai jamais vu rien de si plat dans une si belle salle. Cela ressemble à un temple de la Grèce, et on y joue des ouvrages tartares.

Pour la musique, on dit qu’elle est bonne. Je ne m’y connais guère ; je n’ai jamais trop senti l’extrême mérite des doubles croches. Je sens seulement que la signora Astrua[1] et i signori castrati ont de plus belles voix que vos actrices, et que les airs italiens ont plus de brillant que vos ponts-neufs que vous nommez ariettes. J’ai toujours comparé la musique française au jeu de dames, et l’italienne au jeu des échecs. Le mérite de la difficulté surmontée est quelque chose. Votre dispute contre la musique italienne est comme la guerre de 1701 ; vous êtes seuls contre toute l’Europe.

Mme la margrave de Baireuth voudrait bien attirer auprès d’elle Mme de Graffigny, et je lui propose aussi le marquis d’Adhémar. Il n’y a point ici de place pour lui dans le militaire. Il faut, de plus, savoir bien l’allemand, et c’est le moindre des obstacles. Je crois que, pendant la paix, il n’a rien de mieux à faire qu’à se mettre à la cour de Baireuth. La plupart des cours d’Allemagne sont actuellement comme celles des anciens paladins, aux tournois près : ce sont de vieux châteaux où l’on cherche l’amusement. Il y a là de belles filles d’honneur, de beaux bacheliers ; on y fait venir des jongleurs. Il y a dans Baireuth opéra italien et comédie française, avec une jolie bibliothèque dont la princesse fait un très-bon usage. Je crois, en vérité, que ce sera un excellent marché dont ils me remercieront tous deux.

Pour madame la Péruvienne[2], elle est plus difficile à transplanter. La voilà établie à Paris, avec une considération et des amis qu’on ne quitte guère à son âge. Je me fais là mon procès ; mais, ma chère enfant, les mauvais auteurs ne poursuivent point une femme : ils font pour elle de plats madrigaux ; mais ils feront éternellement la guerre à leur confrère l’auteur de la Henriade. Les inimitiés, les calomnies, les libelles de toute espèce, les persécutions, sont la sûre récompense d’un pauvre homme assez malavisé pour faire des poèmes épiques et des tragédies. Je veux essayer si je trouverai plus de repos auprès d’un poète couronné

  1. Jeanne Astrua ou Astroa, née à Turin vers 1725, morte en 1758 ; cantatrice dont Colini parle dans Mon Séjour auprès de Voltaire.
  2. Mme de Graffigny ; voyez la lettre 2051.