Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/157

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hommes. On dit que les rois sont ingrats, mais il y a des gens de lettres qui le sont un peu davantage.

J’ai retrouvé la lettre originale de Desfontaines, par laquelle il me remercie de l’avoir tiré de Bicêtre ! Il m’appelle son bienfaiteur, il me jure une éternelle reconnaissance, il avoue que sans moi il était perdu, que je suis le seul qui ait eu le courage de le servir ; mais, dans la même liasse, j’ai trouvé les libelles qu’il fit contre moi, deux mois après, selon sa vocation. Dans le même paquet étaient les comptes de ce que j’ai dépensé pour d’Arnaud, homme que vous connaissez, que j’ai nourri et élevé pendant deux ans ; mais aussi la lettre qu’il écrivit contre moi, dès qu’il eut fait à Potsdam une petite fortune, fait la clôture du compte.

Il faut avouer que Linant, Lamare, et Lefebvre, à qui j’avais prodigué les mêmes services, ne m’ont donné aucun sujet de me plaindre. La raison en est, à ce que je crois, qu’ils sont morts tous trois avant que leur amour-propre et leurs talents fussent assez développés pour qu’ils devinssent mes ennemis. Avez-vous affaire à l’amour-propre et à l’intérêt, vous avez beau avoir rendu les plus grands services, vous avez réchauffé dans votre sein des vipères. C’est là mon premier malheur, et le second a été d’être trop touché de l’injustice des hommes, trop fièrement philosophe pour respecter l’ingratitude sur le trône, et trop sensible à cette ingratitude ; irrité de n’avoir recueilli de tous mes travaux que des amertumes et des persécutions ; ne voyant, d’un côté, que des fanatiques détestables ; et, de l’autre, des gens de lettres indignes de l’être ; n’aspirant plus enfin qu’à une retraite, seul parti convenable à un homme détrompé de tout.

Je ne peux m’empêcher de continuer ma revue des mémoires de la bassesse et de la méchanceté des gens de lettres, et de vous en rendre compte.

Voici une lettre d’un bel esprit nommé Bonneval[1], dont vous n’avez jamais sans doute entendu parler (ce n’est pas le comte bacha de Bonneval). Il me parle pathétiquement des qualités de l’esprit et du cœur, et finit par me demander dix louis d’or. Vous noterez que cet honnête homme m’en avait ci-devant escroqué dix autres, avec lesquels il avait fait imprimer un libelle abominable contre moi ; et il disait pour son excuse que c’était

  1. René de Bonneval, mort en janvier 1760. De 1724 à 1742 il publia plusieurs critiques où la personne de Voltaire n’était guère plus ménagée que ses écrits. (Cl) — Voyez sa lettre en date du 27 février 1737.