Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/378

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d’être gai dans les douleurs et de se bien porter étant malade. Conservez votre corps au milieu des maladies, comme un pilote habile conserve son vaisseau au milieu des orages ; et si la Providence veut que l’on croie ce que l’on dit de la longue vie des patriarches, qu’elle vous fasse durer en années ce que vos écrits dureront en siècles : vous méritez bien ce miracle. Après avoir lu les deux Électres de Sophocle et d’Euripide, les Choéphores d’Eschyle, et l’Électre de Crébillon, j’ai lu la tragédie d’Oreste. Ah ! quelle différence ! si l’un des trois Grecs avait fait Oreste, avec quel transport d’admiration n’en parlerait-on pas ?

Le parlement a osé dire dans un arrêt qu’il y avait abus dans l’exécution de la bulle Unigentus. C’était donner un coup de couteau dans la cuisse du bœuf Apis. Le conseil d’État vient de punir cet horrible sacrilège en cassant l’arrêt du parlement ; on imite assez bien les anciens prêtres d’Égypte : on punit ceux qui ne sont pas superstitieux ; heureux celui qui contemple ces débats, et qui en rit en secret !

Mme et MM. de Klinglin ont été enchantés de votre ressouvenir. Nous avons vu ici l’ex-préteur. Quel stoïcien ! il a autour du cœur une cuirasse d’airain qui émousse tous les traits de la mauvaise fortune. Aucun n’a pu pénétrer : quoique tout le monde le trouve malheureux, il est heureux à sa manière.

Que ferai-je avec M. de Paulmy ? Y songez-vous ? Ressouvenez-vous qu’Horace bégayait devant Mécène quand il y fut présenté par Virgile ; que fera donc un pauvre diable qui n’a ni langue ni plume que pour dire et pour écrire, en mauvais style, qu’il vous est entièrement dévoué, et qu’il n’a d’autre bonheur que de penser que vous daignez quelquefois vous ressouvenir de lui ?


2908. — DE GUYOT DE MERVILLE[1].
Lyon, le 15 d’avril 1755.

Vous ne pouvez pas ignorer, monsieur, que je suis établi à Genève depuis deux ans. Dans l’espèce de nécessité où les mauvais procédés des comédiens français de Paris m’ont mis de fuir leur présence, il n’y avait point de retraite qui convînt mieux au penchant naturel que j’ai pour le repos et pour la liberté. Je suis d’autant plus content de mon choix que d’autres raisons vous ont déterminé pour le même asile. Mais ce n’est pas assez que nos goûts s’accordent, il faut encore que nos sentiments se concilient. Quel désagrément pour l’un et pour l’autre, si, habitant les mêmes lieux et fréquentant les mêmes maisons, nous ne pouvions ni nous voir ni nous parler qu’avec contrainte, et peut-être avec aigreur ! Je sais que je vous ai offensé ; mais je ne l’ai fait par aucune de ces passions qui déshonorent autant l’humanité que la littérature.

Mon attachement à Rousseau, ma complaisance pour l’abbé Desfontaines,

  1. Michel Guyot de Merville, né à Versailles le 1er février 1696, se noya volontairement dans le lac de Genève le 4 mai 1755 ; voyez lettre 2910.