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faite. Encore une fois, je n’ai point lu sa réponse, et rien ne troublerait le repos de ma retraite sans le manuscrit dont vous me parlez. Il ne devait jamais sortir des mains de celui à qui on l’avait confié ; il me l’avait juré, et il m’a écrit encore qu’il ne l’avait jamais prêté à personne. C’est un grand bonheur qu’on se soit adressé à vous, et que cet ancien manuscrit soit entre des mains aussi fidèles que les vôtres. Vous savez d’ailleurs que ce Tinois qui transcrivit cet ouvrage se mêlait de rimailler.

Le frère de M. Champaux m’avait donné Tinois comme un homme de lettres ; c’est un fou, il fait des vers aussi facilement que le poète Mai[1], et aussi mal. Il faut qu’il en ait cousu plus de deux cents de sa façon à cet ouvrage, qui n’est plus par conséquent le mien. Dieu me préserve d’un copiste versificateur !

On m’a dit que La Beaumelle, dans un de ses libelles, s’était vanté d’avoir le poëme que vous avez, et qu’il a promis au public de le faire imprimer après ma mort. Je sais qu’il en a attrapé quelques lambeaux. S’il avait tout l’ouvrage qu’on m’impute, il y a longtemps qu’il l’eût imprimé, comme il imprime tout ce qui lui tombe sous la main. Il fait un métier de corsaire en trafiquant du bien d’autrui. Les Mandrins sont bien moins coupables que ces fripons de la littérature, qui vivent des secrets de famille qu’ils ont volés, et qui font courir, d’un bout de l’Europe à l’autre, le scandale et la calomnie.

Il y a aussi un nommé Chévrier[2] qui s’est vanté, dans les feuilles de Fréron, de posséder tout le poème ; mais je doute fort qu’il en ait quelques morceaux. Il en court à Paris cinq ou six cents vers ; on me les a envoyés, je ne m’y suis pas reconnu. Cela est aussi défiguré que la prétendue Histoire universelle, que cet étourdi de Jean Néaulme acheta d’un fripon. Tout le monde se saisit de mon bien comme si j’étais déjà mort, et le dénature pour le vendre.

Ma consolation est que les fragments de ce poëme, que j’avais entièrement oublié, et qui fut commencé il y a trente ans, soient entre vos mains. Mais soyez très-sûr que vous ne pouvez en avoir qu’un exemplaire fort infidèle. Je suis affligé, je vous l’avoue, que vous en ayez fait une lecture publique. Vingt lettres de Paris m’apprirent que ce poème avait été lu tout entier à Vincennes : j’étais bien loin de croire que ce fût vous qui l’eussiez lu. Je fis part à M. le comte d’Argenson de mes alarmes ; je lui

  1. Voyez la note, tome II, page 286.
  2. Voyez lettre 2800.