Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/417

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son existence. Il n’a point été copié ici, ni en France, ni ailleurs ; vous y pouvez compter. Il n’a point été vu, il a toujours été enfermé dans une cassette comme un bijou aussi précieux qu’il l’est en effet ; et je vous jure sur mon honneur que je n’ai entendu parler du nommé Grasset que par vous, et que ce n’est pas de cet exemplaire que M. le duc de La Vallière a été le maître de donner mille écus. Mon beau-frère est parti, monsieur, pendant mon voyage, il y a aujourd’hui quinze jours. Il a remporté votre trésor, qu’il a conservé et gardé ici avec tant de soin qu’il m’a refusé de me le confier pour une soirée où je voulais le lire à une femme de mes amies, qui par son esprit méritait bien de l’entendre, mais où il ne pouvait pas être en tiers. Je n’ai point murmuré de sa méfiance, je lui en avais fait une loi à son arrivée. Soyez donc bien persuadé, mon ancien ami, que si ce Grasset a un exemplaire a vendre, ce n’est ni celui-là, ni copie de celui-là. La vérité même n’est pas plus vraie que ce que je vous avance ici, et je m’en établis la caution et le garant, vis-à-vis de vous et vis-à-vis de tout le monde. Je n’ai d’autre bien que ma réputation et ma probité, et vous pouvez compter que je ne les exposerais pas témérairement si j’avais le plus petit doute. J’aurai l’honneur de voir M. d’Argental à ce sujet. Cette malheureuse affaire me devient personnelle, puisque c’est mon zèle indiscret pour quelques amis qui a commis le secret que mon beau-frère s’était imposé sur la possession de ce trésor. Que parle-t-on de mille écus pour ce manuscrit ? Un libraire de Hollande en a, je le sais, offert mille louis ; mais ce ne serait pas avec tout l’or des Incas qu’on le retirerait des mains dans lesquelles je sais qu’il existe ; et encore une fois, monsieur, ce n’est pas des dépôts que vous avez faits de ce côté-là que vous devez avoir de l’inquiétude.

Vous êtes le maître d’écrire au prince Henri ; il ne fera que vous confirmer ce que je vous certifie. Il connaît mon beau-frère, et en répondra avec la même assurance que j’en réponds moi-même. Mais pourquoi asseoir vos soupçons uniquement sur ce manuscrit ? Ne savez-vous pas qu’il en existe d’autres en d’autres lieux, où l’on en connaît peut-être bien moins le prix et l’importance ? Le seul conseil que je puisse vous donner, mon cher ami, est d’être bien certain que ce n’est pas de ce côté-là que vous éprouverez jamais le plus petit sujet de chagrin. Soyez également tranquille sur ce que quelques corsaires de la littérature annoncent avoir votre ouvrage. Il n’est pas public ; ils vous en imposent. Sont-ils faits pour résister à la tentation de mille louis ?

Ma situation est plus tranquille que brillante. Je vis au milieu de ma patrie. J’ai quelques amis et une amie ; et je ne formerais plus de désirs si mon fils ne me faisait pas une nécessité des soins que je dois me donner pour augmenter un peu ma fortune. Mes protecteurs me le font espérer, et je tâcherai de les seconder par ma conduite. Je viens de lire votre Épître au lac de Genève. Vous êtes toujours vous-même : puissiez-vous l’être longtemps ! Je vous embrasse de tout mon cœur, monsieur, et je ferai vos commissions auprès de M. de Croismare et de M. Duverney, qui y seront très-sensibles.