Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/517

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Cette maudite Jeanne d’Arc a fait grand tort à notre Orphelin ; il vaudrait bien mieux sans elle ; mais vous pouvez compter que ma vie est empoisonnée, et mon âme accablée depuis six mois. Je suis si honteux qu’à mon âge on réveille ces plaisanteries indécentes, que mes montagnes ne me paraissent pas avoir assez de cavernes pour me cacher. Aidez-moi, mon cher ange, et je vous promets encore une tragédies[1] quand j’aurai de la santé et de la liberté d’esprit. En attendant, laissez-moi pleurer sur Jeanne, qui cependant fait rire beaucoup d’honnêtes gens. Comment va le pied de Mme d’Argental ? et pourquoi a-t-elle mal au pied ? Lekain m’a mandé que notre Orphelin n’allait pas mal. Vous êtes le père de l’Orphelin ; je voudrais bien lui donner un frère, mais seulement pour vous plaire. Mme Denis vous fait les plus tendres compliments. Je baise les ailes de tous les anges.


3061. — À M. POLIER DE BOTTENS.
Aux Délices, 14 novembre.

J’aurais bien voulu, mon cher monsieur, que vous eussiez repassé par Genève, au lieu de prendre la route des Petits-Cantons. Vous auriez trouvé un vieux malade qui vous aime de tout son cœur, et qui vous aurait fait les honneurs d’une cabane assez jolie, que je préfère assurément au palais de Turin, et à tous les palais. Dans la belle description que vous me faites de la Lombardie, je ne regrette que les îles Borromées, parce qu’elles sont solitaires et qu’on y a chaud. Il ne me faut que la retraite, du soleil, et un ami. J’en ai perdu un dans M. de Giez ; je le connaissais depuis fort peu de temps. La seule bonté de cœur m’avait procuré son amitié et ses services ; il s’était fait un plaisir d’arranger cette autre petite cabane de Monrion. J’ai été touché sensiblement de sa perte, et je suis tout étonné d’être toujours à moitié en vie, et de traîner mes maux et mes souffrances, quand je vois périr au milieu de leur carrière des hommes si robustes. Vraiment, monsieur, je ferai de grand cœur le même marché avec vous qu’avec lui ; il jouissait de Monrion comme moi, il y avait passé une partie de l’été, il était le maître de la maison ; daignez l’être, elle vous appartient à meilleur titre qu’à moi ; je ne l’ai acquise que pour vous et pour M. de Brenles. C’est vous qui, le premier, m’avez invité à venir me retirer sur les bords de

  1. Apres l’Orphelin, Voltaire composa Tancrède ; mais il ne commença cette tragédie que le 22 avril 1759.