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CORRESPONDANCE.

sance extrême que je vous dois[1] ; il m’a charmé très-indépendamment de la générosité courageuse avec laquelle vous parlez d’un homme si longtemps persécuté par ceux qui se disaient gens de lettres.

J’ai un remords : c’est d’avoir insinué à la fin du Siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux-arts dégénéraient[2]. Je ne me serais pas ainsi exprimé si j’avais en vos Quatre Saisons un peu plus tôt. Votre ouvrage est un chef-d’œuvre ; les Quatres Saisons et le quinzième chapitre de Bélisaire sont deux morceaux au-dessus du siècle. Ce n’est pas que je les mette à côté l’un de l’autre, je sais le profond respect que la prose doit à la poésie ; c’est ce que Montesquieu ne savait pas, ou voulait ne pas savoir. Écrit en prose qui veut, mais en vers qui peut. Il est plus difficile de faire cent beaux vers que d’écrire toute l’histoire de France. Aussi qui fait beaucoup de bons vers de suite ? presque personne. On a osé faire des tragédies depuis Racine ; mais ce sont des tragédies en rimes, et non pas en vers. Nos Welches du parterre et des loges, qu’on a eu tant de peine à débarbariser, se doutent rarement si une pièce est bien écrite. Le nombre des vrais poètes et des vrais connaisseurs sera toujours extrêmement petit ; mais il faut qu’il le soit, c’est le petit nombre des élus. Moins il y a d’initiés, plus les mystères sont sacrés.

Je suis fâché que vous ayez écrit français avec un o ; c’est la seule chose que je vous reproche. Sans doute vous serez des nôtres à la première place vacante. Si c’est la mienne, je m’applaudis de vous avoir pour successeur. Nous avons besoin d’un homme comme vous contre les ennemis du bon goût, et contre ceux de la raison. Ces derniers commencent à être dans la boue ; mais ils trépignent si fort qu’ils excitent quelquefois de petits nuages. Il faudrait se donner le mot de ne jamais recevoir aucun de ces messieurs-là.

À propos, pourquoi votre livre dit-il qu’il est imprimé à Amsterdam ? Est-ce que Paris n’en est pas digne ? N’y a-t-il que le Journal chrétien et les décrets de la Sorbonne qui puissent être imprimés dans la capitale des Welches ?

  1. Voltaire est appelé (chant IV, vers 677)

    Vainqueur des deux rivaux qui règnent sur la scène,

    et loué dans les notes.

  2. La phrase (dernier alinéa) de la page 435 du tome XV, qui commence par les mots il est vrai, etc., n’existe point dans l’édition de 1768, in-8°, et fut ajoutée en 1769 dans l’édition in-4°.