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ANNÉE 1769.

Vous saurez, madame, qu’il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l’Europe qui, depuis quelques années, font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne. Le comte d’Aranda en mange beaucoup avec ses amis. On en fait en Allemagne, en Italie même ; et certainement, avant qu’il soit peu, il y aura une nouvelle cuisine.

Je suis bien fâché de n’avoir pas la Princesse printanière dans ma bibliothèque ; mais j’ai l’Oiseau bleu et Robert le Diable. Je parie que vous n’avez jamais lu Clélie ni l’Astrèe ; on ne les trouve plus à Paris. Clèlie est un ouvrage plus curieux qu’on ne pense ; on y trouve les portraits de tous les gens qui faisaient du bruit dans le monde du temps de Mlle Scudéri ; tout Port-Royal y est ; le château de Villars, qui appartient aujourd’hui à M. le duc de Praslin, y est décrit avec la plus grande exactitude.

Mais, à propos de romans, pourquoi, madame, n’avez-vous pas appris l’italien ? Que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas lire, dans sa langue, l’Arioste, si détestablement traduit en français ! Votre imagination était digne de cette lecture ; c’est la plus grande louange que je puisse vous donner, et la plus juste. Soyez très-sûre qu’il écrit beaucoup mieux que La Fontaine, et qu’il est cent fois plus peintre qu’Homère, plus varié, plus gai, plus comique, plus intéressant, plus savant dans la connaissance du cœur humain que tous les romanciers ensemble, à commencer par l’histoire de Joseph et de la Putiphar, et à finir par Paméla. Je suis tenté toutes les années d’aller à Ferrare, où il a un beau mausolée ; mais, puisque je ne vais point vous voir, madame, je n’irai pas à Ferrare.

Vous me faites un grand plaisir de me dire que votre ami[1] se porte mieux. Mettez-moi aux pieds de votre grand’maman[2] ; mais, si elle n’a pas le bonheur d’être folle de l’Arioste, je suis au désespoir de sa sagesse. Portez-vous bien, madame ; amusez-vous comme vous pourrez. J’ai encore la fièvre toutes les nuits, et je m’en moque.

Amusez-vous, encore une fois, fût-ce avec les Quatre fils Aymon ; tout est bon, pourvu qu’on attrape le bout de la journée, qu’on soupe, et qu’on dorme ; le reste est vanité des vanités, comme dit l’autre[3] ; mais l’amitié est chose véritable.

  1. Le président Hénault.
  2. Mme de Choiseul.
  3. Salomon, Écclésiaste, i, 2.