Page:Voragine - Légende dorée.djvu/560

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loup et parvinrent à retirer de sa gueule l’autre enfant. Mais Eustache, qui ignorait tout cela, pleurait et disait : « Malheureux suis-je, jadis si riche, maintenant dépouillé de tout ! Seigneur, tu m’as dit que j’aurais à être tenté comme Job : mais ma peine dépasse celle de ce saint homme, qui avait du moins un fumier où s’étendre, et des amis pour en avoir pitié, et une femme ! À moi, hélas, on a tout pris ! » Il se rendit dans un village où, pendant quinze ans, il cultiva les champs pour gagner de quoi vivre. Et ses fils, élevés dans d’autres villages, grandissaient sans savoir qu’ils étaient frères l’un de l’autre. La femme d’Eustache, elle aussi, vivait encore ; et Dieu n’avait point permis qu’elle fût possédée par l’homme à qui son mari avait dû la laisser : ce misérable en effet, était mort avant d’avoir pu la toucher.

Or l’empereur et le peuple de Rome avaient beaucoup à souffrir des assauts des ennemis. Et l’empereur, se rappelant Placide, qui maintes fois lui avait assuré la victoire, se désolait de sa fuite soudaine. Il envoya donc des soldats dans les diverses parties du monde pour le rechercher, promettant richesses et honneurs à ceux qui parviendraient à découvrir sa retraite. Et deux de ces soldats, qui jadis avaient servi sous les ordres de Placide, vinrent dans le village où vivait leur ancien chef. Placide, qui travaillait dans son champ, les reconnut aussitôt : et les souvenirs qu’ils évoquèrent en lui ravivèrent sa peine. Et il s’écria : « Seigneur, de même que j’ai pu revoir ces hommes, mes compagnons d’autrefois, ne pourrai-je pas revoir un jour ma chère femme ? car, pour mes fils, je sais qu’ils ont été dévorés par des bêtes féroces ! » Puis il vint au-devant des soldats, qui, sans le reconnaître, lui demandèrent s’il ne savait rien d’un étranger nommé Placide, ayant une femme et deux fils. Il répondit qu’il n’en savait rien ; mais il les pria d’être ses hôtes ; et, leur cachant ses larmes, il les servait de son mieux. Et eux, le considérant, se disaient : « Combien cet homme ressemble à celui que nous cherchons ! » Et l’un d’eux dit à l’autre : « Voyons un peu s’il a sur la tête une cicatrice, comme Placide en avait une, à la suite d’une