Page:Wagner - À Mathilde Wesendonk, t1, 1905, trad. Khnopff.djvu/95

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philistin à propos de son bien-être troublé : toute pitié deviendrait ici de la complicité. De même qu’il résulte de tout mon être de s’employer à exalter ceux qui se trouvent à un niveau ordinaire, de même ici je n’ai qu’une seule envie, celle d’enfoncer l’aiguillon pour que l’on arrive à sentir la grande douleur de vivre !

Avec toi, mon enfant, c’est aussi fini de ma pitié ! Ton journal, que tu me donnas encore au moment suprême, tes dernières lettres, te montrent si haute, si sincère, si purifiée par la souffrance, si maîtresse de toi-même et du monde, que tu n’évoques plus en moi d’autre sentiment que la communauté de la joie, la vénération, l’adoration. Tu ne vois plus ta douleur mais bien la douleur du monde ; tu ne peux même plus te figurer la souffrance que sous cette forme. Tu es devenue poète, dans l’acception la plus élevée du mot.

Cependant j’éprouvai une terrible pitié pour toi le jour où tu me repoussas, quand tu étais la proie non plus de la souffrance, mais de la passion, quand tu te jugeais trahie, quand tu croyais méconnu ce qu’il y a de plus noble en toi. Alors tu m’apparus comme un ange abandonné de Dieu. Et, de même que ton état de crise me délivra rapidement de mon propre trouble, il me rendit inventif pour te procurer l’apaisement et la guérison. Je trou-

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