Page:Young - Voyages en France en 1787, 1788 et 1789.djvu/269

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que je ne l’aurais cru. Si elle l’avait été complètement, il n’y aurait rien eu d’étonnant ; mais on fit, avec la plus grande liberté, des observations qui furent reçues de façon à prouver qu’on ne les trouvait pas déplacées. N’aurait-on pas cru, dans ce cas, à une plus grande énergie de sentiments et d’expressions, à une plus grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui nécessairement devait remplir toutes les pensées ? Cependant chacun mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une négligence qui me confondait : je ne revenais pas de tant de froideur. Il y a peut-être une certaine nonchalance devenue naturelle aux gens de bonne société par suite d’une longue habitude, et qui les distingue du vulgaire : celui-ci a, dans l’expression de ses sentiments, mille rudesses qu’on ne retrouve pas à la surface polie de ceux dont les manières ont été adoucies, sinon usées par le frottement de la société. Cette remarque serait injuste dans la plupart des cas ; mais, je le confesse, le moment actuel, le plus critique, sans aucun doute, que la France ait traversé depuis la fondation de la monarchie, puisque le conseil qui doit décider de la conduite du roi est assemblé, ce moment aurait motivé une tout autre tenue. La présence et surtout les manières du duc d’Orléans y pouvaient être pour quelque chose, mais pour bien peu ; ce ne fut pas sans un certain dégoût que je lui vis plusieurs fois montrer un esprit de mauvais aloi et un air moqueur qui, je le suppose, font partie de son caractère ; autrement il n’en eût rien paru aujourd’hui. À en juger par ses façons, l’état des affaires ne lui déplaît pas. L’abbé Siéyès a une physionomie remarquable : son œil vif et toujours en mouvement pénètre la pensée des autres, mais se tient soigneusement sur la réserve, pour ne pas livrer la sienne.