Page:Young - Voyages en France en 1787, 1788 et 1789.djvu/33

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ticulièrement, dégénéra en manie. Les dames qui étaient revenues de l’étranger à la paix générale rapportèrent, dans leur ridicule, l’engouement des choses et des gens que n’avaient pu connaître ceux qui défendaient la patrie. On nous révéla alors et Gœthe et Schiller, dont l’on explique aujourd’hui à la jeunesse les beautés latentes ; on fit de Dante et surtout de Shakespeare quelque chose de si prodigieux que plusieurs se perdirent en la contemplation. Un nom imprononçable, une phraséologie incompréhensible assuraient à leur possesseur une renommée éclatante ; quel profane eût osé la discuter ? Dès Allemands très distingués m’ont avoué n’avoir jamais compris Jean-Paul : en France Jean-Paul était un oracle sans réplique. À cela il n’y avait pas grand mal, on avait bien parlé italien sous les Valois et espagnol sous Anne d’Autriche : c’était moins agréable, voilà tout.

Chez nous on réagissait contre l’ennui dont l’abbé Delille et ses imitateurs avaient abreuvé les générations nouvelles ; ailleurs c’était par haine contre la France qu’on ressuscitait des gloires depuis longtemps méconnues. Bien en prit aux Anglais que les Allemands fussent aussi dépourvus, sans cela Lessing n’aurait pas été chercher parmi eux le grand poète à nous opposer. La même raison, jointe au désir de s’apparenter aux vainqueurs, conduisit, en mêlant l’histoire naturelle à la littérature, à formuler une théorie des races qui simplifiait avec grand avantage l’étude de l’évolution de l’humanité. Pendant bien des années la race anglo-saxonne servit d’argument péremptoire, je ne jurerais pas qu’on n’en usât encore dans les chaires d’universités très reculées. Comment, après des flatteries si prolongées, si répandues, ne pas se croire le sel de la terre, ne pas penser que vos intérêts sont les intérêts du monde entier, que c’est chose sainte à laquelle tout le reste se doit immoler avec joie ?