Page:Zola - Travail.djvu/105

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l’exaspération nerveuse, l’affinement destructeur s’étaient produits, dans la curée chaude de la sensation. La race, gorgée trop vite, éperdue de possession, culbutait en pleine folie de la richesse. Et ce domaine royal, cette Guerdache qu’il avait achetée, avec le rêve de la peupler un jour de ses nombreux descendants, de couples heureux élargissant la gloire bénie de son nom, quelle tristesse il devait ressentir à en voir vides la moitié des appartements, quelle colère il éprouvait sans doute à la voir aujourd’hui livrée à cette étrangère, qui apportait le dernier poison, dans les plis de sa robe ! Il n’y vivait plus que solitaire, il n’y gardait des rapports tendres qu’avec sa petite-fille Suzanne, la seule à laquelle il consentît encore à ouvrir la vaste chambre qu’il occupait au rez-de-chaussée. Jadis, dès l’âge de dix ans, Suzanne l’avait soigné là, en fillette aimante, que touchait l’infortune du triste grand-père. Puis, lorsqu’elle était revenue, mariée, après l’achat de l’Abîme et de la Guerdache, elle avait exigé que le grand-père restât, bien que plus rien de la fortune ne lui appartînt, à la suite du partage qu’il avait fait de tous ses biens, sous le coup de foudre de la paralysie. Elle n’était point sans scrupule, il lui semblait qu’en suivant les conseils de Delaveau, elle et son mari avaient spolié les deux membres restants de la famille, la tante Laure et André, l’infirme. À la vérité, leur existence était assurée, et c’était au grand-père Jérôme qu’elle rendait tout en affection, veillant sur lui comme un bon ange. Mais lui, s’il laissait naître un sourire au fond de ses yeux clairs, lorsqu’il les fixait sur elle, n’avait plus dans sa face froide, aux grands traits creusés, que deux trous d’eau de source, insondables, dès qu’il regardait passer au galop devant lui la vie effrénée de la Guerdache. Et voyait-il, et pensait-il, et de quelle désespérance alors était faite sa pensée ?

Luc se trouva devant la grille monumentale qui s’ouvrait