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qu’à une centaine de mètres du parc admirable, dont les grands arbres verdoyaient à l’infini. Il s’arrêta, une figure se dressait, dominait toutes les autres, celle de M. Jérôme, du deuxième Qurignon, fondateur de la fortune, qu’il avait rencontré la veille dans sa petite voiture, poussé par un domestique, à la porte même de l’Abîme. Il le revoyait, les jambes mortes, foudroyé, muet, avec ses yeux clairs, qui regardaient depuis vingt-cinq ans les désastres dont sa race était accablée. C’était son fils Michel affamé de joie et de luxe, laissant péricliter l’usine, se tuant dans un effroyable drame intime. C’était son petit-fils Gustave, volant une maîtresse à son père, allant se rompre le crâne au fond d’un gouffre, comme sous la poursuite vengeresse des Furies. C’était sa fille Laure au couvent, retranchée du monde ; c’était son autre fils Philippe épousant une catin, glissant avec elle dans la boue, tué en duel, à la suite d’affreuses histoires ; c’était son autre petit-fils André, le dernier du nom, infirme, enfermé avec des fous. Et c’était à présent le désastre qui continuait, un ferment pourrisseur qui achevait d’anéantir la famille, cette Fernande tombée là comme pour consommer la ruine, avec ses petites dents blanches de terrible rongeuse. Dans son silence, il avait assisté, il assistait à ces choses ; et les remarquait-il, les jugeait-il ? On le disait d’intelligence affaiblie, mais pourtant de quels yeux il regardait, limpides, sans fond ! Et, s’il pensait, quelle pensée devait emplir ses longues heures immobiles ! Tous ses espoirs avaient croulé, cette force victorieuse amassée dans sa longue ascendance ouvrière, cette énergie qu’il croyait devoir léguer à une longue descendance, pour une fortune sans cesse accrue, elle flambait comme un tas de paille, au feu de la jouissance. En trois générations, la réserve de puissance créatrice qui avait demandé tant de siècles de misère et d’efforts, venait d’être dévorée goulûment. Tout de suite,