Page:Zola - Travail.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

devenue un désastre, en l’empêchant, cette année-là, de tenir les engagements qu’il avait pris vis-à-vis de son cousin.

Justement, les deux valets passaient des perdreaux rôtis, tandis que le cocher, chargé des vins, offrait du saint-Émilion.

« Alors, dit Boisgelin plaisamment, tu me jures bien que nous n’allons pas en être réduits au régime des pommes de terre, et que nous pouvons manger sans remords une aile de ces perdreaux ? »

Un grand éclat de rire accueillit cette boutade, qu’on trouva des plus spirituelles.

« Je te le jure, dit gaiement Delaveau, en riant avec les autres. Dors et mange tranquille, la révolution qui emportera tes rentes n’est pas encore pour demain. »

Silencieux, Luc sentit son cœur battre. C’était bien cela, le salariat, le capital qui exploitait le travail des autres. Il avançait cinq francs, en faisait produire sept par l’ouvrier, et mangeait les deux francs. Encore ce Delaveau travaillait-il, risquait-il son cerveau et ses muscles ; mais ce Boisgelin, qui n’avait jamais œuvré, de quel droit vivait-il, mangeait-il, dans un tel luxe ? Et Luc était frappé aussi de l’attitude de Fernande, sa voisine, très intéressée par cette conversation peu faite pour une femme, l’air excité et ravi de la déroute des ouvriers, de la victoire de cet argent que ses dents de jeune louve croquaient à bouche pleine. Ses lèvres rouges se retroussaient un peu, découvraient les dents aiguës, dans un rire de fine cruauté, comme si elle eût enfin satisfait ses rancunes et ses appétits, en face de la douce femme qu’elle trompait, entre son amant bellâtre qu’elle dominait et son mari aveuglé qui lui gagnait les millions futurs. Elle semblait grise déjà des fleurs, des vins, des viandes, et grise surtout de la joie perverse d’utiliser sa radieuse beauté, en apportant là le désordre et la destruction.