Page:Zola - Travail.djvu/173

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privilégiés de ce monde vivaient de paresse, en de fraîches demeures. Morfain, tel qu’un héros légendaire, n’avait pas même l’air de se douter de l’iniquité monstrueuse, ignorant les révoltes, l’orage qui grondait, impassible à son poste meurtrier, où ses pères étaient morts, où il mourrait lui-même, consumé, holocauste social d’une obscure grandeur. Et Luc, ensuite, évoquait une autre figure, celle de Bonnaire, l’autre héros du travail, en lutte avec les oppresseurs, les exploiteurs, pour que la justice régnât, se dévouant à la cause des camarades, jusqu’au sacrifice de son pain. Toute cette chair souffrante n’avait-elle pas assez gémi sous les fardeaux, et l’heure n’était-elle pas venue de la délivrance de l’esclave, même admirable dans son effort, enfin libre citoyen d’une société fraternelle, où la paix naîtrait de la juste répartition du travail et de la richesse ?

Mais, comme Jordan, en redescendant l’escalier taillé dans le roc, s’était arrêté à la hotte d’un gardien de nuit, pour donner un ordre, Luc eut une singulière vision, qui acheva de l’émouvoir. Derrière des buissons, parmi des roches écroulées, il aperçut un couple, deux ombres qui passèrent, les bras à la taille, les bouches fondues en un baiser. Et il reconnut la fille, grande, blonde, superbe, Ma-Bleue avec ses yeux bleus qui lui tenaient tout le visage. Et le garçon était sûrement Achille Gourier, le fils du maire, ce beau et fier garçon, dont il avait remarqué l’attitude à la Guerdache, si méprisante pour cette bourgeoisie en décomposition dont il était un des fils révoltés. Toujours en chasse, toujours en pêche, il vivait ses vacances par les sentiers escarpés des monts Bleuses, le long des torrents, au fond des sapinières. Sans doute, il s’était pris de passion pour cette fille sauvage, si belle, autour de laquelle tant d’amoureux rôdaient en vain ; et elle-même devait s’être laissé vaincre par la venue de ce Prince Charmant, qui lui