Page:Zola - Travail.djvu/172

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« Dites donc, mon brave Morfain, reprit Jordan, rentrez vous coucher, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, je reste ici, cette nuit encore.

— Comment ! vous allez veiller, et ce sera votre troisième nuit blanche ?

— Non, il y a là, au poste de veillée, un lit de camp où l’on dort très bien. Mon fils et moi, nous nous relaierons, nous ferons à tour de rôle des factions de deux heures.

— Mais c’est inutile, puisque nous voilà rassurés… Voyons, Morfain, soyez raisonnable, rentrez vous coucher dans votre lit.

— Non, non, monsieur Jordan, laissez-moi faire à ma tête… Il n’y a plus de danger, mais j’aime mieux me rendre compte par moi-même, jusqu’à demain. C’est mon plaisir. »

Et Jordan et Luc durent le laisser là, après lui avoir serré la main. Et Luc restait ému, emportait l’impression d’une haute figure, tout le passé du travail douloureux et docile, toute la noblesse du long travail écrasant de l’humanité, pour arriver au repos, au bonheur. Cela partait des antiques Vulcains qui avaient dompté le feu, aux temps héroïques que Jordan rappelait, lorsque les premiers fondeurs réduisaient le minerai dans un trou creusé en terre, où ils brûlaient du bois. Ce jour-là, le jour où l’homme conquit le fer et le façonna, il devint le maître du monde, l’ère civilisée s’ouvrit. Et Morfain, vivant dans son creux de roches tout à la peine et à l’orgueil de son effort, apparaissait à Luc comme le descendant immédiat de ces ouvriers primitifs, dont le lointain atavisme se retrouvait en lui, silencieux, résigné, donnant ses muscles sans une plainte, ainsi qu’à l’aube des sociétés humaines. Que de sueur répandue, que de bras lassés et brisés, depuis des mille ans ! et rien ne changeait, le feu conquis avait encore ses victimes, ses esclaves qui l’entretenaient, qui se brûlaient le sang à le dompter toujours, pendant que les