Page:Zola - Travail.djvu/354

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coulait, une abominable plaie par laquelle s’échappaient toute la santé et tout le gain du travail. Lui, très franc avec lui-même, faisait son examen de conscience, ne trouvait pourtant aucun reproche à s’adresser. Levé tôt le matin, il était le dernier à quitter les halles, le soir, toujours en surveillance, conduisant son vaste personnel comme il aurait conduit un régiment. Puis, c’était un effort soutenu de toutes ses facultés remarquables, beaucoup de rectitude dans sa rudesse, une puissance rare de méthode et de logique, une loyauté de lutteur qui a promis de vaincre, qui veut vaincre ou périr. Et il soutirait affreusement de se sentir, malgré son héroïsme, glisser au désastre, par une destruction lente de tout ce qu’il créait, par une sorte de ravage quotidien, qui venait il ne savait d’où et que son énergie ne pouvait arrêter. Sans doute les continuelles dépenses ce qu’il appelait la vie imbécile de Boisgelin, ce besoin goulu du plaisir était le chancre qui dévorait l’usine. Mais qui donc l’abêtissait ainsi, d’où soufflait la démence du pauvre homme, qu’il ne parvenait pas raisonnablement à comprendre, en travailleur sage, sobre, continent, qui avait la haine de l’oisiveté et de la jouissance, destructives de toute santé créatrice  ?

Et Delaveau ne se doutait pas que la démolisseuse, l’empoisonneuse, vivait à son côté les journées entières, que c’était sa Fernande adorée, cette femme si jolie, si fine et si souple, endormie là près de lui, et dont le parfum tiède le grisait d’amour. Pendant que, dans les fumées noires, au milieu de la réverbération brûlante des fours, il s’épuisait en efforts pour faire suer l’argent aux ouvriers douloureux, elle promenait des toilettes claires sous les ombrages de la Guerdache, elle jetait l’argent aux quatre vents de sa fantaisie, elle croquait de ses dents blanches, comme des pastilles, ces centaines de mille francs que mille salariés lui forgeaient, au branle retentissant des grands