Page:Zola - Travail.djvu/407

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

trois chez le maire, les deux hommes face à face, n’ayant entre eux que la toujours belle Léonore.

«  Mon cher, avait dit le sous-préfet avec son sourire aimable, je crois que nous sommes fichus. À Paris, tout va de travers, tout marche à l’abandon, et c’est la révolution prochaine, dont le souffle emporte ce qui reste du vieil édifice pourri, tombant en ruine. Ici, notre Boisgelin est un pauvre homme vaniteux que cette petite Mme Delaveau mangera jusqu’au dernier sou. Il n’y a que le mari pour ne pas savoir où passent les gains de l’Abîme dans sa lutte héroïque contre la faillite, et vous verrez bientôt quel désastre… Alors, vraiment, ce serait imbécile de ne pas songer à soi, si l’on ne veut pas être entraîné dans la débâcle.  »

Léonore s’inquiéta.

«  Est-ce que vous êtes menacé, mon ami  ?

— Moi, oh  ! non. Qui songe à moi  ? Aucun gouvernement ne se donnera la peine de s’occuper de ma chétive personne, car j’ai le talent d’administrer le moins possible, en disant toujours comme mes chefs, de sorte que je passe pour être la créature de chaque ministre. Je mourrai ici, oublié, heureux, sous l’effondrement du dernier ministère… Mais c’est à vous que je songe, mes bons amis.  »

Et il expliqua son idée, énuméra tous les avantages qu’il y aurait à devancer la révolution, en faisant de la cordonnerie Gourier une autre Crêcherie. Les bénéfices n’en seraient pas diminués, au contraire. Puis, il était convaincu, il se disait trop intelligent pour ne pas comprendre  : l’avenir était là, le travail réorganisé finirait par balayer la vieille et inique société bourgeoise. Dans ce fonctionnaire si paisible, si sceptique, d’une inaction totale et raisonnée, un véritable anarchiste avait fini par pousser, qu’il dissimulait sous les dehors de sa diplomatique réserve.