Page:Zola - Travail.djvu/454

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sa création aimée, cette usine reçue si modeste des mains de son père, si élargie par les siennes, devenue géante il avait vu l’Abîme, dont il espérait que sa race ferait toute une ville, l’empire du fer et de l’acier, décliner si rapidement, que, dès la deuxième génération, il n’en restait pas une pierre debout. Il avait enfin vu sa race, où s’était accumulée si lentement, dans une longue ascendance de misérables ouvriers, la force créatrice qui avait éclaté en son père et en lui, il avait vu sa race tout de suite gâtée, dégénérée, détruite par l’abus de la richesse, comme si, chez ses petits-enfants, plus rien déjà ne flambait de l’héroïsme au travail des Qurignon. Et quelle effroyable histoire amassée dans le crâne de ce vieillard de quatre-vingt-sept ans, quelle suite de faits terribles, résumant tout un siècle d’efforts, éclairant le passé le présent, l’avenir d’une famille  ! Et quelle terrifiante chose que ce crâne, où semblait dormir cette histoire, se réveillât lentement, et que tout menaçât d’en sortir bientôt, en un flot de débordante vérité, si les lèvres déjà balbutiantes se mettaient à crier des paroles claires  !

C’était ce terrible réveil que Suzanne attendait maintenant avec une anxiété croissante. Elle et son fils étaient les derniers de la race, Paul restait le seul mâle des Qurignon. La tante Laure venait de mourir dans le couvent des carmélites cloîtrées, où elle avait vécu près de quarante ans  ; et, depuis des années déjà, le cousin André était mort fou, retranché du monde dès son enfance. Aussi, lorsque Paul, à présent, accompagnait sa mère chez M. Jérôme, celui-ci le regardait-il longuement, de ses yeux qui s’éclairaient d’intelligence. L’unique et frêle rameau était là, du chêne au tronc puissant qu’il avait jadis espéré voir croître et se bifurquer en vigoureuses branches, toute une famille pullulante. L’arbre familial n’apportait-il pas la sève nouvelle, une santé et une vigueur puisées dans de rudes ancêtres