Page:Zola - Vérité.djvu/78

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Dans la rue, Marc se surprit à parler tout haut. C’était complet, du paysan ignorant au petit employé imbécile et peureux, en passant par l’ouvrier abêti, fruit gâté de la caserne et du salariat. On avait beau monter, l’erreur s’aggravait d’égoïsme étroit et de lâcheté basse. Si les ténèbres restaient épaisses dans tous les esprits, il semblait que la demi-instruction acquise sans méthode, sans base scientifique sérieuse, n’aboutissait qu’à un empoisonnement de l’intelligence, à un état de corruption plus inquiétant encore. L’instruction, ah, oui ! mais l’instruction totale, délivrée de l’hypocrisie et du mensonge, et qui libère en faisant toute la vérité ! Et Marc, sur le terrain restreint de sa mission acceptée passionnément pour le salut d’un camarade, se mit à trembler de cet abîme d’ignorance, d’erreur et de méchanceté, qui venait de se creuser devant lui. Son inquiétude était allée en grandissant. Quelle abominable faillite, si l’on avait besoin un jour de ces gens-là, pour une œuvre de vérité et de justice ! Ces gens-là, c’était la France, la grande foule pesante, inerte, beaucoup de braves gens sans doute, mais une masse de plomb qui clouait la nation au sol, incapable de vie meilleure, incapable d’être libre, juste, heureuse, puisqu’elle était ignorante et empoisonnée.

Comme Marc se dirigeait lentement vers l’école, pour dire à son ami Simon le triste résultat de ses visites, il songea tout d’un coup qu’il n’était pas allé voir les dames Milhomme, les papetières de la rue Courte. Et, bien qu’il n’espérât rien non plus de ce côté-là, il voulut remplir son mandat jusqu’au bout.

Les Milhomme étaient deux frères, de Maillebois, dont l’aîné, Édouard, avait hérité d’un oncle une petite boutique de papeterie, où il vivotait avec sa femme, très casanier et modeste de tempérament, tandis que le cadet, Alexandre, remuant et ambitieux, était en train de gagner une fortune, en battant