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Perverse/13

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Antony et Cie (p. 169-191).

XIII

KETTY MALADE

Depuis le soir où Freddy, le clown de cirque, l’avait séduite, Paula de San-Pedro n’avait pas été embrasser sa fille, sa pauvre et mignonne Ketty qui, rose dans sa robe rose de poupée, aimait et connaissait sa mère comme les enfants pauvres aiment et connaissent les belles et généreuses dames qui viennent, de loin en loin, leur apporter un baiser qui sent bon et des jouets plus jolis que ceux rêvés dans leurs sommeils enfantins.

Quelques jours après la fuite souhaitée de son dernier amant, goûtant le repos, heureuse d’être seule, bien seule dans sa grande chambre tiède, à travers les vitres, elle regardait les gens passer sur la place Vendôme, vêtus des pardessus de l’automne précoce.

Parmi ces inconnus, elle choisissait, se plaisant à détailler quiconque, et à deviner ce que ce quiconque serait sur l’oreiller.

Elle aimait surtout à s’amuser au jeu des sentinelles faisant les cent pas devant l’hôtel de la Place, petits soldats culottés de rouge, emmitouflés de bleu, qui riaient à la Colonne noire, droite comme un cierge, au bout de laquelle Napoléon tremblottait dans sa capote de bronze.

Intriguée aussi par les soldats de toutes armes qui venaient à la Place, elle en demanda à un serviteur de l’hôtel l’explication.

— Ce sont des passagers, des soldats en permission qui viennent faire constater leur passage, ou viser leur permission.

Et, des zouaves calottés de rouge avec des airs vicieux et conquérants, des spahis encapuchonnés dans l’ampleur de burnous blancs et rouges, des turcos tout bleus rayés de rouge au ventre, des marsouins gris comme l’ombre, des matelots élégants et sveltes, des cuirassiers, des dragons, des lignards, des chasseurs, des autres encore passaient vite et disparaissaient. Paula savourait le plaisir qui dormait dans tous ces jeunes gens, aux bras solides, aux reins carrés, et, les yeux fermés, à tour de rôle, elle les voyait, elle les sentait ses amants, elle les aimait tous, elle les désirait et, à tous, elle se donnait la nuit suivante ; en rêve.

Un matin, droite contre la vitre, elle guettait les passants, les soldats, ses amants. Elle vit tout à coup, traversant la rue, un zouave, grand, corseté dans l’azur de sa ceinture. Il était plus beau, plus crâne que tous les autres. Blond, étrangement, le visage bronzé, les épaules larges, les pieds petits serrés dans des guêtres très blanches, d’allure aisée et féline, cachant l’habituelle cadence dans cette grâce que donne aisément les plis amples de l’étoffe, il la vit qui le regardait.

Alors, le soldat africain, un poing sur la hanche, se campa en bas de sa fenêtre et, à son tour, la regarda.

Dans ses yeux doucement bleus, emplis d’une langueur indéfinissable, de cette langueur qui contient le sourire, le désir et l’appel, passait une flamme de défi et de triomphe ; et, comme dans les casbahs algériennes il fixait la mauresque accoudée à la fenêtre, pour en attendre, le : « monte zouzou ». il attendait, de même, qu’on voulût bien l’appeler.

Il ressemblait maintenant à une statue, et son air, de tendre, était devenu fascinateur, narquoisement.

Les yeux gris de Paula répandaient leur lumière dans les yeux bleus du zouave ; elle se donnait déjà à lui dans ce regard moite de passionnalités, à demi-clos des savoureuses espérances qui titillaient sa chair et semaient des frissons sous ses aisselles.

Et l’homme, en bas, indifférent aux passants qui le frôlaient, ne détachait pas ses yeux qui s’humectaient de liqueur séductrice, de la femme collée à la vitre et qui unissait ses yeux à ses yeux, dans une communion presque charnelle, où il y avait un fluide jouisseur déjà, précurseur du plaisir plus grand, du plaisir total sous le magistral empire du vrai baiser.

Hypnotisée par la tentation, Paula voulait l’appeler et ne le pouvait pas. Malgré elle, immobile, elle n’avait pas le geste qui veut dire : « Viens que tu m’aimes. »

Tout à coup, elle se retourna, puis, s’éloigna de la fenêtre de quelques pas. On venait d’entrer chez elle.

C’était la nourrice de Ketty.

— Madame ! Madame ! criait la nourrice. Madame ! Ketty ! Madame…

Elle sanglotait.

— Ketty ! hurla Paula dans un de ces sublimes élans qu’ont toutes les mères à la perspective d’un danger au chevet de leur enfant.

Elle se précipita dans la chambre de sa fille.

Comme une folle, elle courut au petit lit.

Ketty, dans sa chemisette de bébé, horriblement rouge, la bouche ouverte et pleine d’écume, râlait. Ses petits poings, crispés sur ses couvertures, ses yeux grands ouverts, tout ronds, sortaient des orbites, elle poussait des sons rauques, elle étouffait.

— Ah ! mon enfant ! mon enfant ! cria Paula, ma chère petite Ketty !

Elle l’avait prise dans ses bras, l’embrassait, la couvrait de caresses, buvait les larmes qui striaient à ses yeux.

— Allons, Ketty ! c’est moi, ta mère, ta mère chérie, qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? mon enfant, mon cher petit enfant !…

S’étant retournée, elle vit la nourrice qui, la tête dans son tablier, sanglotait.

— Ah ! gueuse, s’écria Paula ; c’est toi qui m’as tué mon enfant !

Et reposant Ketty sur son lit :

— Ah ! tu me l’as tuée, mais tu vas mourir, de mes mains, de ces mains, tiens, tiens, tiens ! Ah ! tu me l’as tuée, misérable ! assassin !

Et tandis qu’elle frappait de toute la force de ses poings sur la nourrice écroulée par terre, elle criait :

— À l’assassin ! À l’assassin ! À l’assassin !

Puis, se rejetant et revenant sur la femme qui hurlait :

— Non, madame, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi !

— Tu mens ! tu mens encore ! Ah ! ce n’est pas toi qui as tué Ketty ! Tueuse d’enfant, attends, attends que je te tue aussi !

Et ses doigts griffaient, déchiraient le visage ensanglanté de la malheureuse femme.

Mais les cris avaient été entendus dans l’hôtel, on avait ouvert la porte, des domestiques s’étaient précipités sur Paula et l’avaient retirée qui mordait au cou la nourrice, et voulait l’étrangler comme une chienne étrangle une autre chienne.

Quand elle se redressa, ses mains pleines de sang, sa bouche pleine de sang, elle était abominablement belle, si belle que tous les hommes qui la tenaient en pâlirent d’effroi et d’admiration.

— Messieurs, dit-elle, oubliant qu’elle parlait à des larbins, arrêtez cette femme, elle a tué ma fille.

Puis d’un effort suprême, se dégageant, elle bondit vers Ketty qui se tordait sur sa couche, toujours pareille, mais, maintenant déjà violette, elle râlait, les yeux injectés de sang.

Le vieux docteur de l’hôtel entra.

— Oh ! docteur, supplia Paula, je vous en prie, sauvez mon enfant, ma chère petite Ketty, sauvez-là, sauvez-là !

Le docteur s’avança vers l’enfant, regarda vite.

— Le croup, dit-il.

Aussitôt :

— Donnez-moi de quoi écrire.

Il traça quelques mots, à la hâte, et tendant la lettre à un domestique :

— Il faut que dans cinq minutes cette lettre soit remise, en mains propres, à son destinataire. Courez.

— Eh bien ? demanda Paula.

— Attendez, madame, et ne désespérons pas. Votre fille a le croup.

— Le croup ! répéta Paula.

— Oui, madame, mais on en guérit… peut-être.

— Mais alors, cette nourrice n’est donc pas un assassin ? Ce n’est donc pas elle qui a tué Ketty ?

— Non, madame…

Alors, Paula se laissa tomber dans un fauteuil, et les yeux hagards, comme une folle, elle regarda le docteur qui donnait à la petite malade ses soins.

Ils étaient seuls, maintenant, avec une servante.

— Monsieur le docteur Desgrangiers, annonça une voix.

En même temps, un homme d’environ trente ans, chauve, le front intelligent, entrait.

Il salua Paula de San-Pedro et s’avança vers le docteur américain auquel il serra la main.

Puis, il regarda Ketty, longuement. Il essaya de lui ouvrir la bouche toute gonflée, que la langue salie par l’écume remplissait.

Il ouvrit une boîte apportée avec lui et donna ses soins à l’enfant.

Paula, attentive, silencieuse, respirait à peine.

Cependant, quand elle vit Ketty un peu soulagée, quand elle entendit le souffle passer à travers sa petite gorge convulsionnée, elle rampa aux pieds du docteur Desgrangiers :

— Docteur, dit-elle à voix éteinte, je suis très riche, mais la fortune ne peut être un moyen de récompense. L’argent, quelle qu’en soit la quantité, c’est trop peu. Si vous sauvez Ketty, je me donne à vous. Prenez-moi, docteur, pour la sauver. Je n’ai rien de plus précieux que moi-même, je vous le donne. Oh ! prenez-moi, prenez-moi, d’avance, si vous croyez que je vous mens, prenez-moi tout de suite, je me donne, mais sauvez-là !

Le docteur se pencha vers elle, lui prit une main et la releva.

— Venez-voir votre fille, madame ; plus tard nous parlerons de récompense.

Seul, il touchait l’enfant, attendant le résultat du poison de vie qu’il avait fait pénétrer dans la chair du petit être.

Autant que Paula, le docteur Desgrangiers regardait avec une jalouse espérance. Est-ce que ses observations, est-ce que la science, tout, n’était pas un mensonge ?

Est-ce que sa réputation n’était pas une chimère ?

Serait-il celui qui passe et qui guérit ?

Serait-il celui qui vient et sauve, et sèche les larmes, et fait sourire les mères ?

Serait-il, lui, l’homme, le mille fois père, qui donne la vie à ceux qui n’en ont plus, ou presque plus ?

Serait-il le trompé ? Deviendrait-il le désespéré, lui, le sans maîtresse, lui, le jeune, le mâle qui n’avait jamais aimé que la noble ambition de faire du bien à l’humanité ? Serait-il trompé par son art, comme des amants vulgaires sont trompés par les femmes qu’ils aiment ?

Ses précédentes cures !

Peut-être l’effet du hasard…

Encore, il inocula le virus qui tue le virus.

Ah ! la science !

Il passa le jour et la nuit, silencieux, au chevet du lit de la petite. Il suivit les effets de sa découverte ; il assista à son triomphe, il fut le premier, avant la mère, bien avant la mère, à constater la résurrection de la mignonne et presque morte fillette.

Elle n’était point encore sauvée, Ketty, cependant.

Le soir suivant, elle fut prise d’une fièvre intense qui effraya les docteurs.

— Oh ! vous, monsieur, dit Paula au docteur, vous qui avez bien voulu la guérir une fois, ne la laissez pas s’en aller, maintenant ! Je vous en supplie, conservez-moi Ketty ! Je vous le dis encore, je vous donne mon être, je serai votre esclave, votre servante, votre fille à plaisir ; et quand vous serez las de moi, lorsque mon corps n’aura plus de secrets, plus d’attraits, vous prendrez ce qui me restera, toute ma fortune.

Le docteur Desgrangiers la regardait et tristement souriait. Il laissa tomber ces mots :

— Pauvre femme ! Vous l’aimez donc bien, votre Ketty !

— Oh !… oui… bien !

— Aimez-vous les enfants, les autres ?

— Oui.

— Eh bien ! vous donnerez aux autres, aux autres pauvres petits qui n’ont rien, pas toujours même de mère, vous leur donnerez ce que vous voudrez, ce sera mon salaire… et ma récompense.

Peu à peu la fièvre de la malade disparut, et peu à peu revint son doux sourire de bébé joli, ce mignon sourire des enfants dont tout sourit, dont chaque fossette sourit, dont les bégaiements sont des sourires et des chansons.

Le docteur Desgrangiers, l’enfant étant sauvée, quitta la chambre de l’hôtel Bristol où Ketty dormait, comme les amours joufflus dormaient jadis dans les rosiers fleuris.

— Je reviendrai demain, avait dit le docteur. Prévenez-moi si quelque complication inattendue survenait.

Seule maintenant devant le sommeil de l’être cher, Paula redisait :

— Il reviendra demain, demain !

Et il lui passait d’étranges lueurs dans les yeux.

— Demain ! répétait-elle.

De bonne heure, elle se leva. Ce fut pour courir à sa glace. Elle était pâle, ses yeux fatigués étaient cerclés d’azur, mais avec ses courts cheveux dénoués et flottants autour de son visage, avec l’éclat de désir qui luisait dans ses yeux, elle avait la magnétique beauté qui grise et fouette les sens.

Avec plus de soin que de coutume, elle fit sa toilette, parfuma son corps des plus rares parfums, des plus pénétrantes odeurs, des plus affolantes aussi.

Longtemps, elle frictionna ses bras, ses jambes, son ventre à peine meurtri, ses seins petits, mais fermes ; et elle se regardait dans les glaces qui la reflétaient toute, et elle se trouvait belle, aimable.

Ensuite, elle nuagea sa vermeille nudité de la soie transparente et floconneuse d’une chemise longue et molle. Et, à travers la soie, elle regardait pointer les roses de ses deux seins, la neige de son ventre, l’ombre des aisselles, les ombres, toutes ses beautés. Puis, elle revêtit une délicieuse robe flottante de crêpon de chine, qui s’ouvrait de la gorge jusqu’en bas, nouée à la taille par un cordon de satin mauve.

Ainsi, Paula était radieusement belle. Elle se contempla longtemps, étudia avec soin tous les détails de sa toilette. Elle avait noué ses cheveux, elle les dénoua et les laissa tomber sur ses épaules.

Alors, elle se sourit.

Elle aurait voulu qu’il entrât tout de suite, tout de suite ! maintenant qu’elle était prête.

Dans la chambre de Ketty où elle s’était rendue, elle s’assit dans un fauteuil, renvoya la nourrice et demeura seule pour attendre.

Aussitôt qu’il parut, lui, l’espéré :

— Ah ! vous, enfin ! cria-t-elle en allant à sa rencontre.

— Vous m’attendiez donc ? dit le docteur.

— Oh ! oui, pour avoir la joie de contempler le bon sauveur de Ketty, pour lui dire encore toute ma reconnaissance, pour lui répéter que je lui dois tout…

Elle prit sa main, elle la baisa.

— Et notre malade, comment va-t-elle ?

Ketty, rose comme sont quelquefois les lis, lui souriait de ses lèvres roses et le regardait avec ses grands yeux noirs.

— En voilà une méchante fillette, dit le docteur, qui s’amuse à faire de la peine à sa mère. Mais c’est très vilain, ça, mademoiselle ! Montrez votre langue… Allons, ça va bien, nourriture légère, point trop de gâteries, point de bonbons… ou bien, un tout petit peu si elle est bien sage ; et, dans huit jours, il n’y paraîtra plus.

Et à Paula qui le regardait avidement :

— Madame, je n’aurai plus rien à faire ici, je vais donc vous faire mes adieux.

— Mais, docteur, je voudrais… vous parler…

Elle sonna.

La nourrice entra.

— Tenez, venez, nourrice, restez avec Ketty…

Elle ne put, quelques secondes, prononcer une seule parole. Enfin, elle se raidit, et :

— Monsieur, dit-elle au docteur, voulez-vous que nous passions dans mon appartement, j’ai à vous remettre ce que vous m’avez engagée à donner pour votre Œuvre… et, je voudrais encore… vous parler.

— Je suis à vos ordres, madame.

Et il la suivit dans son appartement.

Lorsqu’ils furent seuls, elle assise sur un canapé, lui en face d’elle, sur un fauteuil :

— Docteur, dit-elle, voici un chèque de cent mille francs pour l’Œuvre du Croup. C’est un don anonyme, je ne veux point que mon nom soit accolé à côté de cette somme.

— Je vous obéirai, madame.

— Mais, pour vous…

— Madame…

— Il ne sera plus question d’argent, docteur, laissez-moi achever, pour vous, en souvenir du bonheur que vous avez apporté à une femme qui vous était inconnue… je me suis faite belle autant que je le puis. Je vous ai dit que je me donnerais si vous sauviez Ketty… prenez-moi, je suis à vous.

Elle aurait voulu se jeter aux pieds du docteur, elle aurait voulu ouvrir sa robe, comme elle s’était préparée à le faire : un cordon à dénouer… mais l’homme la regardait fixement, avec pitié.

— Madame, je ne me souviens jamais des promesses que me font les mères qui pleurent. Si vous m’avez fait cette promesse, laissons-la dans l’oubli.

— Je ne veux pas l’oublier, moi.

— Et moi, je le dois, madame.

— Je suis donc laide que…

— Je n’ai pas le droit de savoir si vous êtes laide ou belle, madame…

— Eh bien ! prends-moi, cria-t-elle en lui tendant les bras, tiens, regarde mon corps, regarde-moi, je me suis vêtue pour l’amour. Je veux t’aimer, moi, entends-tu, je veux t’aimer, parce que je t’aime de toutes mes forces ; parce que je te désire, parce que je te veux !

Paula s’était écroulée sur les genoux du docteur, elle avait passé ses bras autour de son cou, et ses lèvres n’osant descendre à la bouche de l’homme s’étaient appuyées à son front.

Alors, il parla presque bas, avec des caresses :

— Pauvre femme, pauvre mère bien heureuse ! Je suis bien heureux de cette faiblesse de votre cœur. Nous faisons donc le bien pour vous rendre aussi folles, vous, les femmes auxquelles nous rendons les petits. Ah ! voyez-vous, madame, c’est maintenant que je goûte la récompense de mon travail ; c’est à cette heure que j’apprécie le fruit de mes études et de mes veilles. C’est bien, aimez-nous pour la peine que nous nous imposons à ne vouloir point être des hommes, pour avoir davantage le pouvoir de les sauver… quelquefois. Oui, aimez-nous, aimez-nous d’amour, aimez-nous comme les femmes aiment les amants, mais que cet amour soit dans votre cœur, bien caché, et ne dites pas que vous aimez. Moi aussi, je vous aime, mais mon amour pour vous ne va pas plus loin que le sacrifice. Je reste fidèle à ma maîtresse…

— Elle est donc bien plus belle que moi ?

— Elle n’a point de visage, elle n’a point d’yeux, elle ne sait point se parer de robes somptueuses, elle n’a point de caresses, mais elle est belle parce qu’elle demeure la toujours inconnue. Ma maîtresse, c’est la Science, c’est avec elle que je passe mes jours ; mais son chevet est vaste, c’est à la fois le chevet de Ketty et celui de tous les autres petits qui sont malades et que leurs mères ne veulent pas voir mourir…

— Mais vous êtes un saint ! cria Paula.

— Non, un égoïste, qui trouve sa joie, une joie infinie, en aidant au bonheur des autres. J’ai été aussi heureux que vous en guérissant Ketty, parce que j’espérais jouir du bonheur que vous éprouvez. Je ne l’ai point sauvée pour vous plaire, je l’ai fait pour satisfaire mon ambition.

— Aime-moi !

— Comme je vous aime maintenant, oui. Autrement, non.

— Je le veux.

— Vous ne le devez pas.

— Pour moi…

— Vous m’aimerez mieux dans l’avenir. Vous vous souviendrez avec plus de joie d’avoir connu un homme qui ne ressemblait pas aux autres. Aimez-moi dans votre mari, dans vos amants. Il ne faut pas qu’à votre esprit je descende et ne paraisse plus qu’un amant vulgaire, qui ne saurait peut-être pas vous donner des jouissances aussi belles que celles dont vous vous souvenez.

— Oh ! si…

Sa robe s’était entr’ouverte ; maintenant elle était nue sous la suggestive chemise de soie qui marbrait sa chair de rose et d’argent, Toute son hystérie étincelait dans ses yeux et chantait sur ses lèvres rougies aux baisers donnés.

— Pourquoi ne veux-tu pas de moi ? Prends-moi, puisque je te le demande ! pour moi, pour me faire plaisir, pour me rendre heureuse, fais-le par devoir…

— Mon devoir ne va point jusque-là, dit le docteur en éclatant de rire.

Cependant, attisée par le frisson de volupté qui naissait de lui et secouait contre lui le corps de Paula, la chair de l’homme parlait à son tour et malgré lui.

Doucement, sans qu’il s’en aperçût, il répondit aux baisers de la femme ; doucement, il répondit à l’étreinte et, puissamment, il la prit, meurtrissant sa virilité, contre la femme pâmée qui l’écrasait sur son corps, et lui baisait la bouche avec ivresse.

… Mais quand le docteur s’en alla, il oublia le chèque de cent mille francs ; et il se dit, dans la rue, tandis que Paula le regardait s’en aller :

— Une autre fois, on ne m’y prendra plus. Je vole une fortune à mes pauvres gosses malades.