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Perverse/14

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Antony et Cie (p. Ill.-205).

XIV

MARIAGE FIN DE SIÈCLE

Paula était satisfaite.

Ses désirs semblaient morts, sa chair aussi.

Elle s’installa dans la chambre de Ketty, fut sa compagne de jeux, assista au retour à la joie de la petite qui semblait avoir passé le cap de la souffrance, pour entrer dans cette période où les enfants sont le plus beaux, le plus divins.

En effet, Ketty s’accentuait dans la forme de ses traits et dans son caractère. Son rire métallique et chanteur, doucement criard, s’élevait en éclats si pleins de gaîté et de joie mignonne, que Paula se sentit l’aimer, et, dans cet amour, elle retrouva aussi son sourire et son rire de femme heureuse, heureuse d’un bonheur léger et pénétrant dont elle n’avait pas encore songé à savourer le charme.

Ce fut pendant une interminable partie de jeu à travers l’appartement que M. Johnson surprit un jour Paula.

— Qu’est-ce que j’apprends, dit-il, cette chère Ketty a été très malade ?

— Très malade, oui, dit Paula en se laissant embrasser par son père, mais elle est guérie, bien guérie.

Il avait pris l’enfant dans ses bras, et Ketty joua avec la barbe grise de son grand-père.

Puis, il ne fut plus question du mal dont la pauvrette avait failli mourir : Johnson n’y attachant aucune importance puisqu’elle était sauvée. Paula dédaignant d’en parler davantage à quelqu’un qui ne devait pas s’y intéresser.

— Et San-Pedro ?

— Je ne l’ai pas vu depuis plus d’une semaine, répondit Paula.

— Cela ne t’ennuie pas d’avoir si peu ton mari près de toi ?

— Au contraire, je suis très heureuse de ne point le voir : il m’est indifférent ; et souvent j’oublie qu’il existe.

— Et toi, que fais-tu ?

— Ketty m’intéresse en ce moment.

— J’étais venu t’entretenir d’une chose assez grave.

— Pourquoi ? L’affaire me concerne ?

— Non, mais cependant, indirectement, oui. Je suis encore jeune, très vert, et j’ai envie de me remarier.

— C’est une excellente et bizarre idée…

— Qui ne te choque pas ?

— Je ne comprends pas. Ai-je le droit d’être choquée d’une action qui t’est absolument personnelle ?

— C’est vrai. Eh bien ! j’ai envie d’épouser une femme que je connais depuis déjà longtemps, qui m’aime juste assez pour le luxe que je lui donne, qui me déteste au fond, sans doute, mais qui m’épousera tout de même. Et cette comédie m’amuse, c’est une comédie point banale, et s’il ne te répugne point, ce mariage sera bientôt une affaire terminée.

— Non, cette comédie ne me répugne point, mais j’espère que tu ne m’obligeras pas à fêter ma belle-mère future, je serai même contente de ne la point connaître.

— Naturellement.

— Et c’est… ?

— Oh ! rien du tout, une chanteuse assez drôle que j’entretiens. Je l’ai connue en Amérique, je l’ai retrouvée ici, je l’ai reprise…

— Tu l’aimes ?

— Non, elle me distrait.

— Elle est jolie ?

— C’est sa seule qualité. Tu dois la connaître, d’ailleurs : Suzanne de Chantel. Elle dansait et chantait aux Folies-en-l’Air, à la mode espagnole. C’est elle aussi pour qui se tuèrent deux ou trois petits imbéciles qui voulaient coucher avec elle, et qu’elle flanqua à la porte.

— Je sais, la maîtresse du marquis de Plombières…

— Auquel j’ai succédé.

— Et à quand le mariage ?

— Je vais m’en occuper, je crois que dans un mois tout sera fini.

— Elle est enchantée ?

— Oh ! elle ne sait rien encore de ma résolution, je vais lui en parler dès ce soir, et lui commander d’être ma femme.

— Si elle ne veut pas ?

— Si elle ne veut pas ! Mais je paie, elle me doit servir selon que je veux être servi.

Et, après avoir embrassé Paula, promis des jouets à Ketty, il s’en alla chez Suzanne de Chantel qu’il trouva de très méchante humeur.

Elle venait de surprendre de Plombières en train d’écrire une lettre d’affaires et d’amour à Mariette d’Anjou.

Cette dernière, douée spécialement pour la vie où de Plombières l’avait fait entrer, ne le payait depuis quelque temps que de reconnaissance, et oubliait trop le pacte conclu lors de leur première rencontre.

De San-Pedro l’aimait, et elle profitait de cet amour pour le manier à sa guise et en faire ce qu’elle voulait. Très jaloux, le Yankee ne quittait plus l’hôtel de la rue de la Bienfaisance, et il en avait fermé la porte à tout le monde, et surtout au marquis de Plombières.

Suzanne venait donc de surprendre les petits secrets du marquis lorsque Johnson entra.

— J’ai à vous parler, Suzanne, dit-il.

— Qu’y a-t-il de cassé ?

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai décidé que nous allions nous marier le plus vite possible.

La terre se serait ouverte sous ses pas, le ciel serait dégringolé sur sa tête que Suzanne aurait été moins stupéfaite.

— Nous marier ! s’écria-t-elle.

— Parfaitement.

— Mais tu es fou ! Nous le sommes, mariés.

— Nous nous marierons, vous dis-je, pour tout de bon. Il me plaît, à moi, de me marier avec vous.

— Et il ne me plaît pas, à moi, de me marier avec toi.

— Cela m’est égal. Je ne me marie pas avec vous pour vous faire plaisir, mais pour mon plaisir personnel.

— Ah bien ! mon vieux, elle est bonne, celle-là !

— Tout à fait bonne.

— Et je la trouve mauvaise, moi.

— C’est à prendre ou à laisser. Voulez-vous consentir à être ma femme ?

— Et les conditions ?

— Je vous assure l’existence de luxe qui vous plaira, et si je meurs avant vous…

— Je l’espère bien !

— C’est probable, je vous laisserai cinquante mille francs de rente viagère, assurée par un capital que je déposerai dans une banque et qui, après votre mort, sera le bien des pauvres.

— Ça y est ! Prends ma main, mon chéri, jusqu’au coude, prends mes deux mains. Je te donne aussi mes deux pieds jusqu’au nombril. Tu sais, il n’y a que les Américains pour vous faire de ces surprises-là… Mais, dis donc, alors, je vais m’appeler Madame Johnson ?

— Oui.

— C’est pas très bien porté ce nom-là, depuis que les jockeys tu devrais te faire appeler de Johnson, ça donne de la couleur un de, avant.

Johnson fit comme s’il n’avait pas entendu.

— Vous allez vous munir des papiers nécessaires…

— Mes papiers ! s’écria-t-elle, mes papiers…

Et, l’espace d’une seconde, elle revit son passé, son enfance, gamine dans le vieux Port de Marseille, courant pieds nus au bord de la mer à la recherche d’oursins qui lui rougissaient la bouche ; puis, quand elle fut plus grande, avant l’âge, son internement dans une maison à gros numéro où les marins de tous pays, de vieux matelots roux et bronzés, puant la chique et le culot avaient été ses amants. Ses papiers ! mais il y avait, accolées à son nom : F. S., fille soumise, deux lettres qu’elle avait oubliées, deux lettres qui l’avaient suivie à Bordeaux et que la police connaissait encore lorsqu’elle fit la connaissance de Gaston de Plombières. Que dirait Johnson lorsqu’il verrait, au lieu de Suzanne de Chantel, écrit son véritable nom, Marie Claudin (F. S.), oui, avec les deux horribles lettres, sa marque ?

Tout à coup, une idée, rapide comme l’éclair, traversa son esprit. Et contente, elle poussa un profond sourire de soulagement.

— Tu me connais mal, Johnson, dit-elle presque bas comme à un aveu dont on doit avoir honte. Je suis une fille naturelle, je n’ai point de père ni de mère, officiellement ; je ne sais où je suis née, je ne me souviens pas de ceux qui m’ont élevée. Jamais je n’avais pensé qu’on voudrait m’épouser, moi. Je me rappelle seulement qu’à sept ou huit ans j’étais déjà jolie, que j’habitais dans une grande ville où il y avait beaucoup de bateaux ; puis encore, je

me souviens d’un jour où je me suis trouvée dans une autre ville, à Bordeaux, avec des saltimbanques qui m’avaient trouvée. C’est avec eux que j’ai grandi ; c’est eux qui m’ont appris à chanter et à danser.

— Très intéressant ! dit Johnson, c’est très intéressant ! Eh bien ! on se passera des papiers, je m’arrangerai, parce que moi, Johnson, je puis arranger toutes les difficultés.

Et il sortit après avoir dit :

— Je rentrerai dîner avec vous, ce soir, attendez-moi.

Il n’était pas dans la rue, que Suzanne avait rejoint de Plombières, au dernier étage de l’hôtel où il habitait.

— Épatant ! épatant ! Il est épatant ! dit-elle.

— Qui ?

— Lui, parbleu ! Johnson ! Il m’épouse.

— Il… t’é…pouse !

— Comme je te le dis.

Le cigare que fumait de Plombières tomba de ses lèvres, et il répéta :

— Voyons, redis-le, je ne me trompe pas, je ne suis pas fou : Johnson t’épouse ?

— Je te le redis, tu ne te trompes pas et tu n’es pas fou : Johnson m’épouse.

— Eh bien ! c’est pas banal, ça, tu sais, pas banal du tout.

— J’en suis encore tout ahurie.

— Il y a de quoi.

Et après quelques secondes :

— Faut-il qu’il y ait des animaux qui soient idiots, tout de même ! dit-elle en se croisant les bras.

— Je ne l’aurais jamais cru.

— Ni moi non plus, ajouta-t-elle. Que veux-tu ? c’est de la veine !

De Plombières la regardait, complètement idiot.

Elle lui raconta les détails de l’affaire, et quand elle eut fini :

— Vois tu, mon cher, il n’y a encore que l’Amérique qui produit des michés comme ça !

Elle ne songea même pas à lui reparler de Mariette d’Anjou ; d’ailleurs, ils avaient peu de temps à perdre, et ils l’employèrent quand ils furent un peu remis de leur stupéfaction, le plus agréablement qu’ils purent. Et dans la chambre de Gaston, témoin déjà de belles batailles d’amour, retentirent encore, à plusieurs reprises, les magnifiques concerts qui naissent de l’harmonie des baisers et des râlantes ivresses.