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Perverse/16

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Antony et Cie (p. 217-227).

XVI

BAISERS NOUVEAUX

L’homme était banal et prétentieux, mais il était bâti en solide bête qui pourrait fournir un long travail de force.

Toutes les qualités d’un mari, il les avait : il ignorait les arts de l’amant.

Le masseur Robert était à l’amour ce qu’à la peinture est Carolus-Duran : une honnête correction, une exécution irréprochable ; mais sans ces petits riens qui font l’artiste, sans ces audaces de touche, d’où naissent l’ombre et la troublante lumière. Il ne possédait pas non plus ces mignonnes choses qui ne s’expliquent pas, ne s’apprennent pas, et qui viennent, sans qu’on puisse dire pourquoi, comme d’une conception de génie.

Car il y a aussi bien le génie dans l’amour, que le génie dans les arts, et tous les amants n’ont pas la virtuosité, la conception et l’inattendu qui restent dans la mémoire de la femme aimée, comme on garde le souvenir, inavoué parfois, de roses trop belles pour être seulement des fleurs, de visions trop lumineuses pour appartenir seulement aux rêves.

Robert ne devait, dans le roman de la vie de Paula de San-Pedro, servir que de réveil, et faire renaître une vitalité assoupie simplement à cause d’un surmenage physique trop grand.

Ketty malade, avait imposé le carême de la sagesse, le repos des nerfs, et, pour l’été de sa vie, Paula s’élevait plus séduisante qu’elle n’avait jamais été.

Le passé qu’elle avait cru fini revenait maintenant avec tous ses charmes, avec ses beautés. Chaque plaisir plus grand se dressait en relief devant ses yeux, et marquait un point où elle posait son sourire.

Du jour d’initiation à l’heure de lassitude, elle recueillait une jolie moisson d’abondantes extases ; elle avait autour de ses lèvres une tumultueuse orchestration de baisers ; elle avait à l’entour de ses seins une musique de caresses délicieuses et, maintenant, seule dans sa chambre, après les derniers baisers de Robert, elle savourait le choc de frissons chatouilleurs qui glissaient le long de ses reins et la faisaient se tordre à l’éclosion d’ombres spasmodiques.

Elle sentait qu’elle aurait été heureuse de recommencer à parcourir le chemin déjà suivi. Elle se serait arrêtée plus longuement à certains buissons où embaumaient plus fort les églantines passionnelles, et, plus vite, aurait voleté par-dessus les baisers quelconques qui ne marquaient aucune place, parce qu’ils n’avaient eu qu’une insipide saveur.

Et, à cheval sur son imagination galopante, les yeux fermés, appuyée sur le dossier de sa chaise longue, parfumée dans ses cheveux, elle devinait des plaisirs qu’on ne lui avait pas dévoilés et qui devaient exister parce qu’elle les analysait, en ressentait les puissances, et les pesait avec ses sens raidis dans sa nervosité avide.

Elle avait entendu parler d’amours de monstres.

Oh ! un être quelconque dont elle ne précisait pas la forme, mais qui aurait été grand comme une cathédrale…

Oh ! un être quelconque tout petit, petit comme une couleuvre, petit comme un oiseau…

La femme de chambre entra et lui remit une carte.

— Faites entrer, dit-elle.

Elle crut, un instant, qu’il y avait une Providence.

— Bonjour, mon cher marquis, je croyais que vous étiez mort, dit Paula en tendant les mains à de Plombières.

— Mon Dieu, madame, répondit de Plombières, je me sentais tourmenté depuis quelques jours par le désir de vous voir, je n’ai pu résister au plaisir que j’aurais à prendre de vos nouvelles, et je me suis fait annoncer.

— Vous avez bien fait, je m’ennuyais, vous allez me tenir compagnie. Allons, asseyez-vous. Vous prendrez bien une tasse de thé avec moi ?

— J’aurais mauvaise grâce à vous refuser.

— Eh bien ! quoi de nouveau ?

— Mon Dieu, la vie passe, imbécilement. Je ne m’intéresse plus à rien, et si j’en avais le courage, je fuirais Paris pour m’enterrer dans un coin de province.

— « Plus d’amour, partant plus de joie » ?

— Oh ! je suis las des joies et de celles qui les donnent.

— À ce point ?

— À ce point !

— Et de vos maîtresses passées ?…

— Il ne me reste que d’incolores souvenirs, parce qu’aucune n’a été la maîtresse que je désirais, comme avec aucune, il est vrai, je n’ai été l’amant que je crois pouvoir être.

— Pauvre marquis, vous êtes lugubre comme un homme qui vient d’être trompé ou qui est dans une misère noire.

— Non, je ne suis pas cocu, et je ne suis pas pauvre.

— Alors ?

― J’ai envie de nouveau.

— Et vous êtes venu me voir !

— Si c’est auprès de vous que j’ai trouvé ce qui rapproche le plus…

— Vous êtes un flatteur.

— Pourquoi ? N’avons-nous pas eu, Paula, des heures aussi belles que les heures les plus belles qu’un homme puisse espérer dans la compagnie d’une femme aimée ?

— N’exagérez pas. D’ailleurs, mon cher, moi qui veut rester franche, je n’ai pas trouvé ce nec plus ultra de joie…

— Vous êtes cruelle ou manquez de mémoire.

— Non, je pensais à nos plaisirs, et aux autres, justement quand vous êtes entré ; je cherchais le point culminant qui peut dominer dans mes fantaisies d’amour, et ce n’est point dans votre compagnie que je le trouvais. Vous n’avez que le la de la musique du plaisir, mais vous n’avez jamais atteint l’ut supérieur, l’ut rêvé. Oh ! les hommes ! Vous croyez que vous possédez le don de produire les joies parfaites, incomparables…

Elle laissa sa phrase suspendue, et, après un temps de silence, elle acheva :

— Et, le plus fort de vous ne vaut pas davantage que le plus faible. Un seul…

— Le clown ?

— Non, un autre, un docteur, à bord du navire qui m’amena en France, a mérité mes regrets.

— Et ce clown qui a été la cause de ma disgrâce ?

— Il m’a amusée tant que son jeu m’a été inconnu, puis il m’a dégoûtée. Le dégoût n’a fait que grandir depuis, parce qu’il était lâche.

— Et moi, quelle sera ma place ?

— Vous n’en avez aucune, vous demeurez dans le vague. À moins que vous sachiez en conquérir une plus digne de vos prétentions, mon cher marquis.

— Paula ?

— Eh bien !

— Vous permettez que…

— Que vous me racontiez votre dernière histoire, oui.

— Pourquoi vous plaire à être méchante ?

— Pas de bêtises, mon cher, allez, j’écoute.

— Puisque vous le voulez, sachez donc que je cherche, sans pouvoir la trouver, une perle. Je voudrais quelque chose de neuf…

— Je ne puis être celle-là.

— Quelque chose d’innocent, de pur. Je l’élèverais, je la façonnerais à la vie, à la mienne, je l’aimerais un peu comme une enfant, un peu comme une femme, et je ferais tous mes efforts pour la rendre heureuse. J’ai couru les boulevards, les boîtes où l’on s’amuse, j’ai guetté les sorties d’ateliers, je n’ai rien trouvé. Oh ! si, j’ai bien goûté à des fruits qui se disaient intacts, mais, avant même que d’y mordre, je sentais que je me trouvais en face de restes, déjà !

— Et votre ancienne maîtresse, devenue ma belle-mère ?

— Suzanne de Chantel, devenue Madame Johnson, je ne l’ai plus revue depuis son départ pour l’Angleterre où votre père l’a épousée et d’où ils sont allés en Italie.

— Ils y sont encore ?

— Je le crois.

— Et seul, veuf et martyre, vous me revenez parce qu’on revient toujours à ses premières amours.

— Pardonnez…

— Je n’ai point besoin de pardonner. Vous êtes venu pour cela, je le sens, parce que vous n’aviez rien qui pût vous amener ici. Eh bien ! soit, amusons-nous à nous aimer, et puisque vous êtes prêt à chanter la gamme des ténors, je vais vous donner la réplique. Et ne parlons point le langage des amants.

— Vous êtes rudement américaine, Paula !

— Et toi, tu es un rude serin, Gaston…

— Oh !

— Si tu ne veux pas admettre que c’est encore comme cela qu’on satisfait le mieux son égoïsme…

Elle-même ferma les tentures, bien que le jour commençât à s’assombrir, et elle sauta sur les genoux de Plombières, prête à donner sa voix au cantique.