Perverse/17

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Antony et Cie (p. 229-238).

XVII

TOUJOURS DU NEUF

Paula malgré ses gestes n’était pas l’amante inassouvie, elle désirait au contraire souffrir le magnétique engourdissement de ses sens repus. Et, de même qu’elle aimait l’amour au moment béni, quand il l’enveloppait du rose de ses ailes voluptueuses, elle aimait aussi l’homme qui lui procurait le plaisir. Elle était même l’amante incomparable qui oublie tout, qui n’espère plus ; elle se donnait pour être la sublime appartenue dont l’âme, le corps, le cerveau et l’intime pensée sont remplis de l’être unique qui la broie dans son baiser.

Chaque amant, l’espace des caresses, était l’être idéal, le cher bienfaiteur, et elle lui prodiguait sa fougue, sa rage, sa folie avec une générosité aussi grande que son exigence même.

Ce n’était qu’après le ite missa est, après la somnolence des voluptés, au lever d’amour qui la soulevait de sa couche les yeux battus et la lèvre rouge, qu’elle pesait la valeur du soldat avec lequel elle avait combattu.

Et bien peu trouvaient grâce devant la hauteur de sa conception, et, elle, la féconde affamée, se considérait comme l’instrument dont on n’avait pas encore touché l’ultime sensibilité.

Cependant, le mélange des baisers cueillis aux lèvres du masseur Robert et sur la bouche du marquis de Plombières la régalaient étrangement. L’un était le complément de ce qui manquait à l’autre, ils étaient l’union-fait-la-force de la devise connue.

— Un seul qui serait les deux à la fois, pensait Paula.

Et prête à les sacrifier l’un et l’autre pour celui-là, curieuse de nouveau, insensée, belle, elle crut avoir trouvé ce monstre de son désir et elle s’empressa de l’offrir à son contentement.

Il vint, ce phénix, sous la forme d’un valet d’antichambre, trouvé dans le vestibule de l’hôtel Bristol.

Il s’appelait Frédéric, était Allemand d’origine et probablement espion de son pays. Malgré sa figure bestiale, malgré ses mains et ses pieds énormes, très grand, large d’épaules, la poitrine bombée sous l’habit chamarré de sa livrée, il avait encore dans les yeux, une étincelle vive et pénétrante qui démontrait l’intelligence de cette bête humaine colossale.

Paula apprit l’histoire de Frédéric par sa femme de chambre qu’elle questionna habilement, un jour, en feignant de s’intéresser à tout le personnel de l’hôtel.

Il se targuait de malheurs qui l’avaient fait valet : il avait eu un grand-père colonel, son père était mort empoisonné par une archiduchesse qui l’avait pris pour amant, elle en avait eu un enfant, et elle l’avait supprimé ou fait supprimer, pour assurer son silence et sa sécurité. Lui-même avait fait des études, était un « savant » lisait des romans et récitait des vers par cœur.

La femme de chambre connaissait si bien Frédéric que Paula en conclut qu’elle avait été ou était encore la maîtresse du monumental larbin.

Ce frottement de son être contre un Frédéric qui avait déjà eu les frottements de domestiques femelles, la nuit, sous les combles ou dans les chambres, à l’heure où les « singes » n’y sont plus, menaça son envie ; mais, Paula n’avait point d’imbéciles scrupules quand il s’agissait d’assouvir ses sens et de satisfaire sa volonté.

Elle attendit quelques jours, en abandonna les loisirs du matin à Robert qui devenait de plus en plus et simplement masseur, et les loisirs des soirs au marquis, lequel était suffisant, et aurait été parfait s’il n’avait trop parlé de l’oiselle rare qu’il cherchait en vain.

Enfin :

— Faites-moi venir le gérant de l’hôtel, commanda-t-elle à sa femme de chambre.

Lorsque le gérant fut introduit :

— Monsieur, dit Paula, avez-vous ici, tout de suite, un homme intelligent juste assez pour traduire du français ou de l’anglais en allemand ?

— Nous avons l’interprète, madame.

— Je n’en veux pas. Je n’ai pas confiance dans les interprètes. Un autre ?

— J’ai aussi une femme, une Alsacienne…

— Non, les femmes bavardent.

— J’ai aussi un valet… mais madame ne voudrait sans-doute pas…

— Qui est-il ?

— Il se nomme Frédéric, il est nouvellement à l’hôtel, depuis un mois à peine…

— Qu’il vienne.

Le gérant sonna, demanda Frédéric qui accourut.

— Le voici, madame.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer. Paula considéra un moment le colosse, et elle frémit. Résisterait-elle à l’étreinte d’une force brutale aussi grande ? Ne lui briserait-il pas les os ?

— Vous parlez allemand ?

— Oui, madame.

— Bien, asseyez-vous ici, à ce bureau, ne cassez rien. Et traduisez en allemand ce que je vais vous dire, et vous écrirez les mots traduits.

L’homme obéit.

Elle dicta :

« L’amour doit, pour être l’amour, réunir tous les motifs de volupté : la force, l’intelligence, l’initiative, l’art, la volonté d’atteindre au plus haut ; et celui qui saurait, à l’union des chairs, donner en même temps la force et l’intelligence, l’art, l’initiative et cette volonté, serait l’Être-Roi, qui dominerait sur le monde des femmes…

— Relisez, dit-elle, et puis, vous traduirez.

Pendant qu’il relisait, pendant qu’il traduisait, Paula, penchée au dessus du râble de Frédéric, aspirait les senteurs de suint que dégageait sa personne de mâle mal lavé. Elle reniflait le parfum, au-dessus du cou de l’animal qu’elle voulait et qui lui faisait peur, tant il était grand, tant elle était petite à côté de lui.

Elle aimait regarder les cheveux courts du valet qu’elle faisait remuer du souffle de ses narines palpitantes.

— Pourvu qu’il ne soit pas un imbécile, pensa-t-elle.

Frédéric était un imbécile, il n’osa pas comprendre.

Quand il eut traduit.

— C’est bien, dit Paula, allez !

Mais avant qu’il fût à la porte.

— Êtes-vous fort, vous ?

— Oui, madame…

— Êtes-vous intelligent ?

Il hésita :

— Oui, madame.

— Avez-vous de l’initiative, en cas de besoin ?

— Oui, madame.

Il comprenait.

— Êtes-vous artistes… quand il le faut ?

— Oui, madame.

— Et de la volonté pour atteindre…

— Au plus haut ? Oh ! oui, madame ?

Il osait sourire.

— Et ?… fit-elle.

— Si madame a besoin de moi ?

— Restez, mais quittez cette livrée qui me dégoûte.

Quand il fut sans habit.

— Ce gilet aussi… Là ! au moins vous ressemblez un peu plus à un homme ordinaire.

— Si madame voulait bien… à son tour…

Frédéric ensuite parla très bas, très bas.

Et il l’aida à faire comme il avait fait.

Lorsqu’elle n’eut plus pour vêtement que ses cheveux et la batiste intime, ils s’écroulèrent où ils se trouvèrent, dans le désordre de leur première étreinte, et ils s’aimèrent.

… Tandis que le gérant de l’hôtel, furieux, était obligé de donner la main pour décharger les malles des voyageurs, et de faire le travail de Frédéric, qui, disait-il, « traduisait en allemand pour le compte de Madame de San-Pedro. »

Le lendemain, laissant Ketty aux soins de la nourrice, elle annonçait qu’elle partait pour l’Italie où elle achèverait l’hiver.

Elle se fit accompagner de Frédéric, habillé chez un tailleur de l’avenue de l’Opéra, elle fit retenir un coupé-lit pour elle et pour lui, sans se cacher, et, déjà, à la gare, elle le traitait comme son mari : c’est généralement la fonction réservée aux amants, en voyage, à moins qu’ils ne passent pour des oncles ou pour des neveux, suivant l’âge.

Elle avait oublié de prévenir même de Plombières, qui, venu le lendemain, apprenait d’un valet, jaloux de la bonne fortune de Frédéric, que « Madame avait enlevé un autre domestique et avait filé pour l’Italie », le pays de l’amour.

— Veuf encore, gémit le marquis. Allons, je vais encore me mettre à la chasse de mon oiseau rare.

Il était stupéfait de la difficulté qu’il y avait à trouver une femme qui méritât d’être entretenue.