Phédon (trad. Robin)/Notice

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Notice au Phédon de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IV, 1re partiep. vii-lxxxvii).

NOTICE


I

LE PHÉDON

S’il est impossible de dater le Phédon, on peut du moins le situer dans l’œuvre de Platon. Sa parenté avec le Banquet est en effet manifeste : celui-ci enseigne comment vit le Sage et celui-là, comment il meurt ; ils se ressemblent en outre par leur contenu doctrinal. Sans doute il est difficile de dire lequel des deux a précédé l’autre[1]. S’il est possible cependant de déterminer d’une façon au moins approchée l’époque de la composition du Banquet[2], du coup on obtiendra le même résultat pour le Phédon. Tenons-le dès à présent pour un dialogue de la maturité de Platon. Il ne fait certainement pas corps avec les dialogues proprement apologétiques, Apologie et Criton. D’autre part, il paraît bien avoir été écrit, notamment après le Gorgias dont il suppose et complète l’eschatologie, après le Ménon auquel il fait une allusion non douteuse (72 e sqq.). Enfin on ne peut guère contester que, par rapport au Phédon, le Phèdre (réserve faite de certains points litigieux) et la République (le livre I étant mis à part) représentent un nouvel effort pour préciser les problèmes, pour approfondir les solutions, pour étendre la portée des systèmes mythiques.

Par conséquent, à l’époque où semble avoir été composé le Phédon, Platon a déjà accompli son grand voyage en Égypte, à Cyrène, dans la Sicile et la Grande-Grèce ; il est déjà le chef d’une école, qu’il vient d’établir dans le parc d’Académus (388). Il est en possession d’une méthode pour apprendre et pour enseigner, dont le Phédon peut désigner la technique par voie de simple allusion, quitte à en préciser ensuite l’usage (75 d, 78 d et 101 d sqq.). Il a une théorie de la connaissance et de l’être, à laquelle il se réfère dans le Phédon comme à une doctrine depuis longtemps rebattue et qui a son vocabulaire spécial, ou qui le cherche[3] ; théorie déjà familière à ceux pour qui il écrit. L’orientation mathématique de sa pensée, déjà manifestée dans le Ménon et dont le VIIe livre de la République fixera le caractère symbolique et préliminaire, se révèle aussi dans le Phédon par l’emploi privilégié des exemples ou des représentations mathématiques[4]. Tout cela, certes, est mis dans la bouche de Socrate. Mais Socrate est ici personnage d’un dialogue dont l’auteur est Platon. Donc, tant qu’il n’aura pas été prouvé par des raisons décisives[5] que le Phédon est d’un bout à l’autre un témoignage historique relativement à Socrate, on sera en droit de penser que, s’il constitue un document, ce doit être surtout en ce qui concerne son auteur.

Aucun doute sérieux ne peut être élevé sur l’authenticité du dialogue. On a pu croire, sur la foi d’une épigramme qui se lit au bas du premier feuillet du Phédon dans un de nos manuscrits (le Venetus, Append. class. 4, cod. 1, celui qui sera désigné par le sigle T), que cette authenticité avait été contestée par le Stoïcien Panétius. Ce n’est qu’une méprise sur le sens de l’épigramme : les doutes de Panétius portaient, non sur l’attribution de l’ouvrage à Platon, mais sur la valeur des arguments qui y sont allégués en faveur de l’immortalité des âmes individuelles[6].

II

LE PROBLÈME HISTORIQUE

Le Phédon n’est pas, on le sait, un dialogue direct, comme par exemple le Gorgias ou le Ménon. C’est, encadré dans un tel dialogue, le récit du dernier entretien de Socrate avec ses fidèles[7], le jour même où il but la ciguë.

Le récit est fait par Phédon d’Élis, un de ces fidèles, à Échécrate de Phlionte, qui est impatient de connaître, d’après un témoin, les circonstances de la mort de Socrate et surtout ce qu’il a dit avant de mourir. Quelles sont chez Échécrate les raisons de cette curiosité ? Il n’appartient pas au groupe socratique ; c’est un Pythagoricien et, avec trois autres Phliasiens, un des cinq membres de la Secte que connut Aristoxène de Tarente, le Musicien[8]. Mais, sans parler de la place qu’y tiennent Simmias et Cébès, plus d’un détail dans le dialogue (p. ex. 59 b, 60 a) est fait pour laisser croire qu’entre les Pythagoriciens de Grèce et les Socratiques il existe des relations habituelles. D’autre part, bien que sans doute Socrate soit mort depuis quelque temps déjà (cf. 58 a fin), Platon suggère que l’événement est assez récent pour s’imposer à la préoccupation d’Échécrate comme au souvenir de Phédon.

Le nom de Phédon a été popularisé par notre dialogue. Mais au sujet de sa personne et de ses doctrines notre ignorance n’est guère moins grande que pour Échécrate. Sur quoi se fonde la tradition d’après laquelle, appartenant à une noble famille d’Élis, il aurait été amené à Athènes comme prisonnier de guerre ? et, remarqué de Socrate pour son intelligence, racheté à sa prière par un des amis du Maître, par Cébès même, précisait-on parfois ? Il se trouve, il est vrai, qu’en 401-400 les faubourgs de sa ville natale furent ravagés par les Spartiates, qui étaient alors les alliés d’Athènes. Mais quel rapport y a-t-il entre ce fait et la tradition ? Celle-ci semble bien n’être qu’un petit roman en marge du Phédon. La figure du personnage n’est peut-être pas plus aisée à déterminer d’après les données du dialogue. Sans nul doute, à le voir assis près du lit de Socrate, et le Maître pressant entre ses doigts les boucles de sa longue chevelure (89 b), on peut le prendre pour un disciple particulièrement aimé[9]. Le tableau est gracieux sans fadeur ; la vivacité rieuse des réparties tempère l’émotion. Mais ce disciple aimé est-il un tout jeune homme ? On l’admet le plus souvent, pour cette raison que c’était à Athènes l’usage des jeunes gens de porter les cheveux longs. Pourquoi donc alors Socrate aurait-il coutume de railler[10] Phédon sur une pratique habituelle à son âge ? Tout au contraire il est naturel qu’il le gronde souvent de conserver dans Athènes un usage de son pays, qui n’y convient pas aux hommes qui ont passé la jeunesse. Au surplus, et quelle que fût la réalité, il semble impossible que Platon ait pu vouloir donner une apparence simplement aimable à celui dont il faisait le narrateur d’un entretien où s’agitent, autour de Socrate mourant, les problèmes derniers de la conduite et de la destinée. Quelle confiance Échécrate pourrait-il avoir dans l’exactitude d’un témoin que sa grande jeunesse eût empêché de s’élever à de telles hauteurs ou de suivre une discussion si subtile ? D’autre part, après avoir, au mépris des indications implicites de Platon, supposé Phédon très jeune en 399, on est ensuite conduit à supposer en outre que la fondation de son école à Élis est de beaucoup postérieure à la mort de Socrate. Quelle doctrine y enseignait-il ? Sans doute une doctrine voisine de celle des Mégariques et fondée sur un usage, pareillement intempérant, de la dialectique : Timon le Sceptique en effet, dans ses Silles (fr. 28 Diels) le rapprochait d’Euclide, l’un bavard[11], l’autre, disputeur. On sait en outre quelle parenté unit l’école d’Érétrie, fondée par Ménédème et Asclépiade de Phlionte, d’une part à l’école d’Élis, de l’autre, à celle de Mégare[12]. Des cinq Compositions socratiques (λόγοι σωκρατικοί) qui lui étaient attribuées, deux seulement étaient tenues pour authentiques : son Zopyre, dont le thème physiognomique est passé dans la légende de Socrate, et son Simon, duquel sort sans doute ce prétendu disciple de Socrate, Simon le cordonnier, dont les propos (σκυτικοὶ λόγοι) étaient, à la vérité, également rapportés à Eschine. Aulu-Gelle parle de l’élégance maniérée du style de Phédon : le pauvre fragment conservé par Sénèque (Ep. 94, 41) semble bien lui donner raison. En somme, autour de la personnalité de Phédon il n’y a pour nous qu’incertitudes et ténèbres.

Passons au dialogue raconté. Le théâtre en est la prison où, sur l’ordre des Magistrats, le condamné doit avoir, au coucher du soleil[13], mis fin lui-même à son existence en buvant la ciguë. Parmi les personnages nommés comme présents, cinq seulement prennent part à l’entretien : Criton, Phédon, Simmias, Cébès, enfin celui que Phédon ne peut désigner nommément avec certitude (103). D’autres interventions sont antérieures à l’entretien, ou seulement épisodiques : celles du Portier, de Xanthippe ou du Serviteur des Onze et de son acolyte. Platon y a joint une liste d’absents : ce sont les fidèles dont la présence en un tel jour, aux côtés du Maître, est supposée attendue par Échécrate d’après ce qu’il sait de la composition du cercle socratique. Avec Platon, on doit en outre dans ce double catalogue distinguer les Attiques et les Étrangers[14], ceux qui fréquentent habituellement Socrate et ceux qui ne l’approchent qu’accidentellement à l’occasion de leurs séjours à Athènes, mais qui chez eux se réclament de lui et veulent être, par quelque côté, des « Socratiques ». Enfin, tandis que, en ce qui concerne ces derniers, Platon paraît suggérer (59 c) qu’il a nommé tous ceux qui étaient à nommer, au contraire, pour les Attiques, il indique (ibid. b fin) que son énumération des assistants n’est pas complète ; de fait, bien d’autres noms figurent dans l’Apologie (39 e sq.)[15].

Quels sont, maintenant, ceux dont l’absence a besoin d’être expliquée ? C’est, parmi les Attiques, Platon et, parmi les Étrangers, Aristippe avec Cléombrote. Le premier, dit Phédon (59 b fin), était malade. Qu’il ajoute « je crois », rien n’est dans sa bouche plus naturel : bien loin de suggérer l’idée d’une fiction destinée à reporter sur un autre la responsabilité d’un récit infidèle, c’est au contraire l’affirmation implicite du fait. Malade de chagrin ? Toute conjecture sur la cause de la maladie est inutile ; mais l’absurdité de celle-ci est évidente, si l’on songe à l’analyse, à la fois subtile et forte, que Platon s’est attaché à faire du mélange de douleur et de sérénité qui anime la plupart des assistants[16]. — Quant à Aristippe de Cyrène et à Cléombrote d’Ambracie, ils étaient, disait-on, à Égine. Or Égine était un endroit de plaisir et Aristippe est l’apologiste du plaisir ; il n’en a pas fallu davantage pour supposer[17] que ceux-là n’ont pas voulu sacrifier leurs jouissances, ni compromettre leur tranquillité par un spectacle qui leur eût été trop pénible ! Le blâme serait par trop dissimulé et, en outre, singulièrement maladroit : leur absence n’est sans doute pas plus coupable aux yeux de Platon que ne l’est la sienne propre. Ce qui seul est intéressant, c’est qu’il ait tenu à nommer Aristippe parmi les fidèles authentiques du Socratisme. Du reste le Socrate du Banquet est-il si éloigné de l’attitude du Sage cyrénaïque ? L’idéal de celui-ci n’est-il pas, d’autre part, qu’il faut se rendre indépendant des choses et les maîtriser par la pensée, savoir toujours cueillir en elles, quelles qu’elles soient, la fleur du plaisir et chercher celle-ci à égale distance de l’apathie complète et des passions violentes, qui sont toujours douloureuses[18] ? La sérénité de Socrate en face de la mort et l’allégresse de la libération prochaine s’accordent aisément avec un tel idéal.

Ainsi, pour des raisons de fait, deux disciples notoires se trouvent être exclus de l’entretien. Il en reste en revanche deux autres parmi les présents : c’est Antisthène, qui doit fonder l’école dite Cynique, et c’est Euclide, qui est déjà ou qui va devenir scolarque à Mégare. Or c’est assez pour Platon d’avoir cité leurs noms : il ne leur fait aucune place dans un entretien aussi riche de philosophie, au cours duquel leur silence ne laisse pas d’étonner. Pourquoi ce parti pris ? Vraisemblablement parce que ce sont des contemporains, et que les convenances littéraires du temps interdisaient à Platon de prêter à des contemporains un langage qu’au moment supposé de l’entretien ils n’avaient pas en effet tenu, ou qui n’est plus le leur au moment où il écrit. Dès lors n’est-on pas déjà tenté de penser qu’il n’y a pas lieu de chercher dans le Phédon un récit historique et qu’il est une fiction ?

Cette présomption se confirme, si inversement on s’interroge au sujet de ceux qui sont, avec Socrate, les principaux protagonistes de l’entretien dans ce qu’il a de proprement philosophique : Simmias[19], Cébès et enfin cet inconnu mystérieux, héraclitéen ou protagoréen en qui il y a comme un reflet de la pensée d’Aristippe, et dont l’objection topique (103 a) commande la partie décisive du dialogue. Quant aux deux autres, dont le rôle, surtout celui du second, n’est pas moins important, ils sont pour nous presque aussi énigmatiques. Il ne peut être question de mettre en doute leur existence, mais il est bien certain que les anciens n’étaient pas mieux informés que nous sur leur compte ; ils ne savaient que ce qui nous en est dit dans le Phédon ou dans le Criton (45 b) : qu’au temps de la mort de Socrate ce sont de jeunes hommes (Phédon 89 a) ; qu’ils appartiennent à des familles riches et sont prêts, pour seconder le plan d’évasion conçu par Criton, à donner beaucoup d’argent ; qu’ils ont été des auditeurs du Pythagoricien Philolaüs pendant le temps que celui-ci a séjourné à Thèbes (Phédon 61 d) ; que Simmias est de Thèbes et Cébès au moins béotien, comme semblent le prouver la forme dialectale que Platon met dans sa bouche et le « chez nous » dont il se sert à propos du séjour de Philolaüs à Thèbes avant son retour en Italie (ibid. 62 a, 61 e). Une autre fois encore Platon a parlé de Simmias : de tous les Grecs de son temps, lit-on dans le Phèdre (242 ab), Socrate n’a connu personne de plus habile que Phèdre à faire naître les discours, à l’exception toutefois de Simmias le Thébain. Mais l’allusion au Phédon saute aux yeux ; car c’est Simmias qui, en provoquant les explications de Socrate (63 a-d), a été l’instigateur de toute la discussion ; il n’y a donc là aucune donnée nouvelle. Aucune autre ne nous vient d’ailleurs. Xénophon (Memor. III 11, 17 ; I 2, 48) ne fait manifestement que répéter Platon, si ce n’est qu’il spécifie que Cébès, comme Simmias, est de Thèbes même[20]. La VIIe lettre platonicienne (345 a), bien mieux, se contente, en s’appropriant son exclamation de 62 a, de l’appeler « le Thébain » ; mais l’authenticité de cette lettre n’implique pas celle de tous les mots de son texte, et ceux-ci peuvent fort bien n’être qu’une glose. De même Diogène Laërce, quand il précise que Cébès est de Thèbes (II, 126), ne fait sans doute qu’interpréter le Phédon[21]. C’est justement parce qu’on ne savait rien d’eux, que d’ingénieux faussaires ont été tentés d’écrire sous leur nom. Diogène met au compte du personnage de Platon le fameux Tableau de Cébès, petit écrit de tendances stoïco-cyniques, dont la composition se place aux environs de l’ère chrétienne. Comment, après cela, ne pas être sceptique à l’égard des vingt-trois dialogues dont il gratifie Simmias (II, 124) ? Il n’est pas jusqu’à la réalité pythagorique de leurs théories dans le Phédon qui ne soit matière à soupçons. Sans doute la doctrine de l’âme-harmonie, exposée par Simmias, se rattache aux théories musicales et médicales de Philolaüs ; sans doute, négligerait-on même le fait qu’Échécrate se souvient de lui avoir jadis accordé son adhésion (88 d), elle se retrouve, à peu de chose près chez Aristoxène et Dicéarque, Péripatéticiens de la première génération qui sont d’origine pythagorique. D’où vient cependant qu’Aristote l’expose et la discute (De an. I 4, jusqu’à 408 a, 28) sans nommer les Pythagoriciens, et qu’il leur rapporte au contraire des théories tout à fait différentes (ibid. 2, 404 a, 16-20) ? D’où vient, surtout, que Cébès, auditeur lui aussi de Philolaüs, ait sur l’âme une doctrine autre que celle de Simmias ?

Par rapport à Socrate lui-même, le problème de l’historicité du Phédon devient particulièrement délicat. Pour ce qui le concerne, en effet, les éléments de comparaison ne manquent pas, soit qu’on les cherche en dehors de Platon ou bien à l’intérieur de son œuvre. Mais de quel critère dispose-t-on pour décider quel est le plus historique, du Socrate qui figure dans l’Apologie ou de celui qui figure dans le Parménide ou le Philèbe, de celui que bafoue Aristophane comme le plus pernicieux des Sophistes ou de celui que glorifient Xénophon et Platon ? De l’emploi de cette méthode comparative il ne peut rien sortir que de problématique et d’arbitraire. C’est notre dialogue lui-même qu’il faut interroger.

Une chose frappe tout d’abord et qu’il semble difficile de nier : le Socrate du Phédon est en possession d’un art bien défini de penser et de parler, dont il existe une méthode[22] ; tout l’entretien semble être une mise en œuvre de la rhétorique philosophique, considérée comme un acheminement à la démonstration. De ἀπολογία, en effet, du plaidoyer qui développe des motifs et s’efforce de les rendre persuasifs, on s’élève ensuite à la παραμυθία, à l’exhortation qui comporte déjà des justifications logiques et constitue, comme on disait alors, une protreptique, un exercice de conversion ; on parvient enfin à des raisonnements, dont la rigueur prétend visiblement s’égaler à celle des démonstrations mathématiques, pour les surpasser en portée ; seuls ils sont capables de légitimer en dernière analyse, s’il y a lieu, les modes antérieurs de l’argumentation : les règles mêmes de cette méthode supérieure sont énoncées avec une précision technique qu’il faut souligner. Dans cet énoncé et surtout dans le morceau sur la « misologie » (89 c-91 b), l’ensemble de cette technique est opposé avec une belliqueuse ardeur aux prétentions injustifiées d’adversaires qui ne savent ni ce qu’est rigueur ni ce qu’est vérité[23]. Dira-t-on que c’est précisément une telle technique que visaient Aristophane en faisant, pour une part, du Socrate des Nuées un maître de chicane ? ou le « faiseur de comédies » en le traitant d’odieux bavard (70 b) ? ou encore Xénophon quand il raconte (Mem. I 2, 31-38 ; cf. ibid. 15, 39 et 47) comment les Trente avaient interdit à Socrate d’enseigner l’art de la parole ? Soit ; acceptons que Socrate ait en effet donné un tel enseignement. Mais ou bien c’est avant ce qu’on peut nommer la période « critique » de sa carrière, avant de se vouer tout entier à cette mission d’examen dont parle l’Apologie et que lui a imposée la réponse de l’Oracle delphique ; ou bien cet enseignement de l’art de penser et de parler n’a pas été interrompu par l’exercice de la mission. Dans le premier cas, on comprend mal pourquoi, à son dernier jour, Socrate met en un tel relief des pratiques auxquelles il a renoncé pour les plus graves raisons ; et plus mal encore, dans l’autre hypothèse, qu’il soit obligé de s’expliquer ainsi sur ce qui serait la procédure accoutumée de son enseignement et de ses recherches. C’est donc à peine si Platon dissimule que, sur ce point, son langage n’est point dans le Phédon celui que tenait son maître.

De même le Socrate du Phédon est très éloigné de celui qui professe savoir une seule chose, c’est qu’il ne sait rien. C’est un philosophe qui spécule sur l’Être et sur le Devenir, qui a là-dessus des doctrines bien définies, à l’enseignement desquelles il se réfère souvent et qui sont connues et acceptées de Simmias comme de Cébès. À vrai dire, tandis que le second connaît bien la théorie de la réminiscence, le premier l’ignore ou l’a oubliée[24] ; mais peut-être n’y a-t-il pas là qu’un artifice destiné à effacer cette impression de dogmatisme et à rendre à l’entretien sa liberté d’allure. D’autre part, non seulement les recherches des Physiciens ne sont pas ignorées de ce Socrate, non seulement il les a lui-même pratiquées (en quoi l’on voit le Phédon s’accorder avec les Nuées, d’un quart de siècle antérieures au procès)[25] ; mais bien plus il ne s’en est pas actuellement désintéressé. Car c’est une nouvelle physique qu’il se propose de substituer à l’ancienne. Au surplus, lié comme il l’est à l’explication de la vie et de la mort, le problème de l’âme ne concerne-t-il pas la physique ? Mais comment croire, cette fois encore, qu’un philosophe qui n’a pas renoncé à savoir pourquoi les choses naissent, existent et enfin périssent, ait gardé par devers lui jusqu’aux dernières heures de sa vie un ensemble de preuves si savamment élaboré, si étroitement noué aux doctrines qui sont déjà familières aux membres du groupe dont il est le chef ?

D’un autre côté cependant il se caractérise fortement par son attitude profondément religieuse et par l’enthousiasme de son ascétisme. Bien que, ce qui peut étonner, le Phédon ne contienne pas d’allusion explicite à la mission dont Socrate a été investi par le Dieu de Delphes, l’image d’Apollon n’en domine pas moins le dialogue : c’est lui qui visite Socrate en songe, c’est lui qui a retardé sa mort et lui a donné ainsi le temps de se mettre en règle ; comme les cygnes Socrate est à son service, et c’est de lui qu’il tient ses dons prophétiques[26]. Dévotion particulière qui, d’ailleurs, se rattache à l’idée générale que nous sommes la chose des dieux et que nous ne devons pas, par le suicide, déserter arbitrairement la tutelle de ces maîtres excellents, avec lesquels le Juste après sa mort est assuré de vivre en société. Et c’est encore à cette pensée religieuse que se rapportent ses dernières paroles, sur le vœu fait à Esculape[27]. Le rôle capital qu’il donne aux notions de purification et d’initiation témoigne de l’influence de l’Orphisme : soit qu’il s’agisse de susciter des réflexions rationnelles ou de les dépasser par des représentations figurées et mythiques, c’est sur des révélations mystiques qu’il s’appuie et sur des traditions religieuses[28]. Homme inspiré et prophète, le Socrate du Phédon est en outre l’apôtre passionné de la mortification. La foi et l’espérance dont il travaille, parfois avec les accents d’une brûlante éloquence, à communiquer l’ardeur à ses amis, ont pour objet la libération complète, qui doit purifier entièrement l’âme de la misère des passions et de la dépendance à l’égard du corps[29]. La vertu consiste à réduire autant qu’on le peut cette dépendance et à vivre par la pensée pure, à renoncer à tous les plaisirs corporels, aux richesses, aux soins et à la recherche de la toilette[30]. Ce Socrate a donc déjà les traits d’un Cynique, et on ne peut oublier que la Comédie les a vigoureusement soulignés. Mais par ailleurs il en possède d’autres grâce auxquels, évitant la forfanterie et le charlatanisme, bornant l’ascétisme à la maîtrise spirituelle, il lui conserve sa noblesse. Dans son zèle, son apostolat n’a rien de hargneux ni de brutal ; il est fervent, mais plein d’indulgence, et il s’efforce surtout de se faire aimer ; il ne proscrit ni les liens de famille, ni le respect des coutumes et des obligations sociales. Les actes moralement indifférents de la conduite extérieure, ou qui ne sont pas strictement exigés par les nécessités vitales, sont pour les choix de la conscience des occasions et des instruments, soit du salut de l’âme, soit de sa ruine[31]. En somme, ces deux aspects pratiques du personnage, à l’inverse des précédents, s’accordent aisément à la situation. Ils s’accordent aussi avec le fait même de l’accusation : dans son groupe social, un Socrate prophète et apôtre devait passer pour impie et pour corrupteur de la jeunesse.

La question peut être encore envisagée d’un autre point de vue, et par rapport à l’existence même du cercle socratique ou, si l’on veut, à la nature du lien qui unit au Maître ses fidèles. Ceux-ci en effet viennent, semble-t-il, de tous les points de l’horizon philosophique dans la seconde moitié du ve siècle. Les uns, comme Simmias et Cébès, sont pythagorisants ; d’autres, comme Euclide, appartiennent à la famille éléatique ; Aristippe et l’inconnu relèvent de Protagoras et se rattachent à l’Héraclitéisme, comme d’ailleurs Platon lui-même dont Cratyle a été le premier maître[32] ; Antisthène est un élève de Gorgias. Au surplus, une fois Socrate mort, les divergences éclatent et des polémiques, souvent très âpres comme celle d’Antisthène et de Platon, mettent les disciples aux prises. Le lien qui les unissait, c’était donc la personne même de Socrate. Du vivant de celui-ci ils communiaient, non pas dans l’acceptation d’une doctrine philosophique, mais dans une sorte de culte sentimental à l’égard du caractère du Maître, dans la confiance en sa direction spirituelle. Voilà ce qui rapproche l’attachement fanatique d’un Apollodore de l’attachement terre à terre d’un Criton. Pour tous, sa conduite est un exemple surhumain ; sa pensée, un objet de méditation et d’examen. Telle est du moins l’impression qui se dégage du dialogue : par les sentiments, d’ailleurs remarquablement divers et nuancés, qu’elle suscite[33], elle détourne des questions qu’un examen critique conduit à se poser, elle étouffe toute impression contraire, elle donne au récit de Phédon un cachet d’incontestable vérité.

Est-ce une raison pour le considérer comme un récit historique de ce qui s’est réellement fait et dit le dernier jour de la vie de Socrate ? C’est une opinion que M. John Burnet a soutenue avec autant d’ingéniosité que de vigueur[34]. Contre cette opinion il existe, on l’a vu, de fortes présomptions. Bien plus, dans les hypothèses auxquelles elle est conduite, elle paraît exposée à d’inextricables difficultés. S’agit-il d’expliquer la composition du cercle socratique et l’adhésion donnée à la théorie des Idées ou à la théorie de la réminiscence par les Pythagoriciens Simmias et Cébès ? Après le retour de Philolaüs en Italie, les Pythagoriciens de la Grèce continentale avaient, dira-t-on, pris Socrate pour chef, et il était lui-même un des leurs. À ce compte ne faudrait-il pas supposer aussi bien, Euclide étant un des fidèles de Socrate, que celui-ci a été après la mort de Zénon pris pour chef par les Éléates de Mégare ? Du coup on devra baptiser éléatiques des doctrines que, pour le premier motif, on nommait déjà pythagoriques ! Il y a plus : comme c’est Socrate, entendez celui de l’histoire, qui dans le Phédon expose la théorie des Idées et la théorie de la réminiscence, on veut retirer à Platon des doctrines dont une tradition pour bien dire incontestée lui attribuait la paternité, afin de les transférer à Socrate et, par delà Socrate, aux Pythagoriciens. Ce qu’implique un syncrétisme aussi hardi[35], c’est la dépréciation radicale du témoignage d’Aristote : en distinguant comme il l’a fait la conception des essences chez Socrate et chez Platon, chez ce dernier et chez les Pythagoriciens, celui-ci s’est, dit-on, complètement fourvoyé. Mais est-il croyable que, comme on le prétend, Aristote n’ait pu à Athènes, trente-deux ans après la mort de Socrate, rien apprendre de certain sur l’enseignement de ce dernier ? Sous un autre rapport enfin l’interprétation historique ne semble pas moins aventurée. S’agit-il en effet d’examiner les rapports du Phédon, par exemple avec la République ? Le Phédon est, par hypothèse, la dernière expression de la pensée de Socrate lui-même ; donc tout ce qu’un entretien, donné pour chronologiquement antérieur, contient de plus quant au contenu doctrinal et quant aux formules, ou bien on s’efforcera (au prix de quelles subtilités !) de l’y retrouver sous-entendu[36], ou bien, pour sauver une thèse par ailleurs intenable, on niera la réalité de ces enrichissements.

Il semble donc impossible de considérer le Phédon autrement que comme l’exposition par Platon de ses propres conceptions sur la mort et sur l’immortalité de nos âmes, en relation avec d’autres doctrines, la théorie des Idées et la réminiscence, qui faisaient déjà notoirement partie de son enseignement. Si l’on s’obstine cependant à le tenir pour une narration historique du dernier entretien de Socrate, on doit reconnaître qu’à tout le moins il brouille deux évolutions de pensée, solidaires sans doute, mais successives : bref ce serait un véritable monstre historique. Qu’on y voie au contraire une libre composition de Platon, il est dès lors naturel, d’abord que celui-ci ait donné pour cadre au sujet qu’il traitait la dernière journée de son maître ; il est naturel aussi que, voulant s’adresser indirectement par delà l’enceinte de son école à ceux qui avaient été avec lui les familiers de Socrate, il rappelle ici leurs noms ; il l’est également qu’ayant peut-être à réfuter des objections venues du dehors ou du dedans de son école, il les ait placées dans la bouche des moins connus de ces familiers. Se considérant enfin lui-même comme le continuateur de l’œuvre de Socrate, il pouvait se croire en droit de lier comme il l’a fait l’histoire de sa propre pensée à ce qu’il savait du passé de celle de son maître, en prolongeant l’une par l’autre. Personne autour de lui ne pouvait s’y tromper : la fiction était évidente pour tous les lecteurs, et Platon n’avait pas besoin de chercher à la dissimuler. Au surplus c’était la règle même du genre littéraire auquel appartient le dialogue philosophique[37], ce petit drame dont Socrate était le protagoniste obligatoire ; il est, avec des personnages réels, une « imitation » de la réalité. Que cette imitation puisse, tout comme nos romans ou nos drames historiques, contenir des détails d’histoire vraie, on le croira sans peine. Il y a au début et à la fin du Phédon beaucoup de particularités concrètes qui ne sont probablement pas de l’invention de Platon. Est-il utile de chercher lesquelles ? Le plus souvent, c’est l’art avec lequel ces données sont utilisées qui en fait la signification et l’intérêt[38]. Par conséquent ce que nous avons à étudier dans le Phédon, c’est avant tout la pensée de Platon.

III

LA STRUCTURE DU PHÉDON
ET SON CONTENU PHILOSOPHIQUE

L’art de Platon dans la composition de ses dialogues est un art qui sait se faire oublier. Bien que l’analyse doive en faire évanouir le charme, il est cependant indispensable, pour bien saisir l’harmonieuse progression de la pensée philosophique, de marquer avec soin les articulations et les connexions de la pensée, de noter à chaque moment décisif les résultats obtenus et le progrès qu’ils conditionnent. Chemin faisant on y joindra, pour quelques notions importantes, de rapides remarques sur leur signification historique et sur leur développement ultérieur dans la pensée de Platon.


Prologue,
57 a-61 c.

L’exposé des circonstances qui ont précédé la dernière journée ou qui en ont marqué le début étant laissé de côté, le récit de l’entretien commence par une notation concrète : Socrate garde à la jambe la cuisson douloureuse des fers et il éprouve du plaisir à se la gratter ; plaisir et douleur sont donc solidaires (60 bc). Notation épisodique en apparence, mais qui, sans parler de l’application qu’elle reçoit plus tard (83 d), appelle déjà l’attention des auditeurs sur la solidarité générale des contraires. C’est une première touche par laquelle est indiqué un thème essentiel du dialogue.

Puis l’idée qu’Ésope, s’il y avait songé, aurait représenté par une fable, c’est-à-dire par une histoire racontée ou un mythe, cette solidarité du plaisir et de la peine (60 c) est le pivot sur lequel se met à tourner l’entretien, poussant toujours plus avant le rayon de la recherche, élargissant graduellement le cercle décrit. Cette idée provoque en effet une question incidente de Cébès : pourquoi, depuis qu’il est en prison, Socrate a-t-il pour la première fois de sa vie écrit des compositions poétiques et musicales ? La réponse de Socrate contient en germe les deux thèmes sur lesquels s’engagera la discussion. Un songe, dit-il, l’a souvent visité, lui apportant une invitation de la Divinité à faire de la musique ; s’il avait bien interprété cette invitation dans le passé[39], elle ne se serait pas renouvelée ; il y voit, en ce qui le concerne, une intervention bienveillante d’Apollon. C’est d’autre part un bonheur pour le Sage de quitter la vie le plus tôt possible. Or deux idées sont impliquées dans cette réponse : le scrupule religieux et le souci actif de l’obéissance aux dieux supposent en effet que, par rapport à ceux-ci, les hommes sont dans une dépendance dont il y aura lieu de déterminer la nature ; en outre, la mort est un bien ; mais pourquoi et à quelles conditions ? C’est le problème, problème auquel est liée l’autre croyance.


Première partie,
61 c-69 e.

I. Puisque la mort est un bien, un vrai philosophe ne devra-t-il pas se la donner à lui-même ? Socrate ayant posé en principe que la conscience religieuse l’interdit, Cébès s’en étonne. L’enseignement de Philolaüs ne les ayant pas éclairés là-dessus, Simmias et lui, l’occasion est bienvenue de faire du problème de la mort l’objet d’une recherche approfondie et de raconter ce qu’on pense[40] du grand voyage. Le but de l’entretien est ainsi défini (61 c-e).

Or ce qui a embarrassé Cébès, c’est que continuer ou cesser de vivre ne comportent pour notre choix aucune alternative et que, la mort étant supposée un bien pour l’homme, ce ne soit pas à lui-même qu’il appartient de se conférer ce bien, mais à un autre être. La solution de la difficulté est cherchée d’abord dans l’interprétation d’une formule sacramentelle des Mystères[41] : nous sommes, nous autres hommes, dans une sorte d’enclos ou de garderie, et c’est notre devoir d’y rester. Autrement dit, les humains sont la chose des dieux et leur propriété ; ils sont sous leur tutelle ; pour mourir ils doivent en avoir reçu l’ordre de leurs maîtres (62 a-c).

II. Dans cette solution Cébès aperçoit pourtant une inconséquence : si nous sommes la chose des dieux et que ceux-ci soient les meilleurs des maîtres, il est absurde pour un philosophe de ne pas s’irriter contre la mort et de la souhaiter comme une libération. Aussi bien, observe Simmias, est-ce précisément le cas de Socrate. Celui-ci est ainsi amené à prononcer, et cette fois devant le tribunal de ses amis, un plaidoyer, une nouvelle apologie, pour justifier son attitude et celle du philosophe en face de la mort (62 c-63 b).

1o Le thème générateur de ce plaidoyer[42], c’est l’affirmation d’une double espérance, celle de trouver chez Hadès des Dieux autres que ceux de ce monde, mais pareillement bons et sages, et cette autre, moins assurée quoique probable, d’y rencontrer aussi ces défunts auxquels les mérites de leur vie promettent, d’après une antique tradition, la béatitude après leur mort[43]. Il s’agit donc de justifier par des motifs plausibles cette double espérance (63 b-64 a).

Un premier motif se tire de la conduite même du vrai philosophe : son unique occupation est en effet de s’acheminer à la mort et, enfin, de mourir ; pourquoi s’irriterait-il d’avoir atteint le but de son activité ? (64 a) — La qualité spécifique de la mort dont il travaille ainsi à se rendre digne, fournit un second motif. La mort en effet c’est le corps rendu à lui-même, l’âme rendue à elle-même, la séparation des deux. Or, si le philosophe fait aux yeux du vulgaire figure de moribond, c’est parce qu’il dédaigne tous les plaisirs qui intéressent le corps. Mais, s’il les dédaigne, c’est que, pour lui, il n’y a que la possession de la pensée et l’exercice de la pensée dans le raisonnement pour permettre le plus possible à celle-ci, en isolant le plus possible aussi l’âme du corps, le contact avec la vérité et la connaissance de l’être des choses ; tandis que cette condition est empêchée ou pervertie par l’usage des organes corporels de la sensation et par les émotions qui y sont liées. Si donc notre doctrine est vraie, que chaque réalité : « juste », « beau », « bon », ou « grandeur », « santé », « force », peut être connue exactement et purement dans la vérité de son essence individuelle[44], ce doit être sans aucun mélange de ce qui vient du corps et par le corps, mais au moyen seulement de la réflexion raisonnée (64 a-66 a). — La conclusion s’impose : ou bien l’âme ne connaîtra rien véritablement, ce qui est son but, qu’après la mort et complètement séparée du corps ; ou bien elle n’approchera pendant la vie d’un tel savoir qu’à la condition de réduire autant que possible son commerce avec le corps et de se purifier, pour entrer en contact avec ce qui lui-même est pur (66 b-67 b).

2o Les motifs de l’espérance du philosophe ayant été ainsi déterminés, il faut dire quels sont chez lui les effets et les signes de la purification. La purification habitue l’âme à se séparer du corps pour se recueillir en elle-même. Si donc la mort est précisément cela et que le vrai philosophe s’occupe uniquement d’apprendre à mourir (cf. 64 a, c-65 a)[45], cet ami de la sagesse se distinguera aisément de l’ami du corps en ce que, loin de s’irriter de l’approche de la mort, il s’en réjouit (67 b-68 b). — De plus il n’y a que lui pour posséder une vertu réelle et qui donne à l’âme la purification, tandis que la vertu ordinaire ne fait que se contredire elle-même et est tout illusoire (68 c-69 b). — Enfin la destinée qui menace ceux qui arrivent chez Hadès sans avoir été purifiés et initiés est très différente de celle qui est promise aux autres : Socrate a-t-il eu raison de régler sa vie sur une telle espérance ? c’est ce qu’il saura tout à l’heure. Du moins son plaidoyer aura-t-il fait comprendre à ses amis pourquoi la mort prochaine ne lui inspire point de révolte (69 c-e).

La portée de ce plaidoyer qui constitue la première partie du Phédon doit être exactement mesurée. Comment le philosophe sait-il qu’il doit attendre pour quitter la vie un ordre des Dieux ? par une révélation ; que la béatitude sera le lot des Purs ? encore par une révélation. Si, en attendant la mort, il emploie la vie à se mortifier afin de se rendre pur, c’est parce qu’il a l’espoir de cette béatitude. Or, pour justifier cet espoir, ce qu’il allègue c’est l’exercice même de la philosophie, c’est la connaissance philosophique et la vertu philosophique, fondées toutes deux sur la pensée. Mais une telle justification ne compte que si réellement, une fois séparée du corps, l’âme survit à la mort physique. Autrement, l’espoir du philosophe étant une duperie, son ascétisme est un vain effort, son savoir et sa vertu des illusions, plus laborieuses mais non moins décevantes que celles du vulgaire. Jusqu’à présent la survivance de l’âme était donc supposée à titre d’objet de foi religieuse ; elle a maintenant besoin d’être établie, et l’objet de cette foi, d’être réfléchi et transposé par la conscience philosophique.


Deuxième partie,
69 e-84 b.

Pour la troisième fois, la clairvoyance critique de Cébès discerne la difficulté et oblige Socrate à approfondir sa pensée. L’éloquence du langage de Socrate n’empêche pas le principe d’en rester fort incertain : qui nous assure que l’âme, au moment où elle se sépare du corps, ne se dissipe pas comme un souffle ? Pour légitimer l’espérance du philosophe, il est donc nécessaire de sermonner (παραμυθία) celui qui n’est pas philosophe et de lui faire croire (πίστις) que, par elle-même, notre âme possède une activité propre et une pensée. Sur la question de savoir si les âmes des morts ont ou n’ont pas une existence aux Enfers, Cébès en effet demande seulement à être défendu contre une crainte qui ne lui permet pas de partager la croyance du philosophe ; de son côté, Socrate lui offre seulement de constituer sur l’objet de la recherche un ensemble de représentations vraisemblables (69 e-70 c).

I. Une première raison est, une fois de plus, fournie par la tradition religieuse : la vieille croyance au cycle des générations[46] implique que nos âmes existent aux Enfers et que, tout comme la vie engendre la mort, réciproquement des morts doivent naître les vivants. Si cette dernière croyance est contestée, on devra alors chercher un autre fondement à la croyance en la survie de nos âmes (70 cd).

Le principe impliqué par la tradition demande donc à être éprouvé par une généralisation inductive. Or on constate que, partout où existe une opposition de contraires, il y a devenir de l’un à l’autre : ainsi ce qui est plus grand naît de ce qui était auparavant plus petit. Et maintenant, comment s’opère ce devenir ? Entre les deux contraires, et de l’un à l’autre, il y a une double génération : ainsi dans l’exemple précédent s’accroître ou diminuer. Un autre exemple facilitera l’analyse du cas qui nous occupe : entre veille et sommeil, le couple de processus intermédiaires par lequel se fait le passage de l’un à l’autre est appelé s’endormir et s’éveiller. Semblablement, si être vivant et être mort sont deux contraires[47], il doit y avoir passage réciproque de l’un à l’autre. Or dans un sens ce passage se nomme mourir. Est-il croyable que, dans le sens opposé, il n’y ait pas de processus compensateur ? Dans la Nature il y aurait alors défaut d’équilibre et boiterie. Mais ce processus existe : on le nomme revivre. C’est donc une conséquence nécessaire, dont on doit convenir, que les âmes de ceux qui sont morts continuent d’exister en un endroit d’où part le recommencement de la vie. Au reste une preuve par l’absurde peut en être donnée : ôtons au devenir, en supprimant la mutuelle compensation, sa forme circulaire ; il se fait alors en ligne droite d’un contraire à l’autre et sans retour inverse ; si donc, dans le cas dont il s’agit, renaître ne faisait pas équilibre à mourir, il serait fatal que déjà tout se fût définitivement abîmé dans le néant. Ainsi donc l’accord des interlocuteurs (ὁμολόγημα) était légitime sur la réalité du revivre, avec la double nécessité et que les morts en soient le point de départ et que leurs âmes existent ; ce qui implique enfin une différence entre le sort des méchantes et celui des bonnes (70 d-72 e).

II. Une deuxième raison se présente alors à l’esprit de Cébès. Le lien qui l’unit à la précédente, pour n’être pas explicitement indiqué, n’en est pas moins visible : la notion du revivre a éveillé chez lui la notion de cette réviviscence qui est, avec l’oubli, un des deux processus intermédiaires entre deux nouveaux contraires, ignorer et savoir.

Si ce qu’on appelle « s’instruire » est vraiment « se ressouvenir », nos ressouvenirs actuels supposent une instruction antérieure : ce qui implique que nos âmes, avant de prendre figure d’hommes, existaient quelque part et qu’elles sont immortelles. Comment une interrogation bien conduite suffirait-elle à mettre en état de dire vrai sur l’objet d’une question, si déjà l’esprit n’en avait en lui une science et la conception correcte ? (72 e-73 b).

L’hésitation de Simmias à suivre la suggestion, quelque peu confuse, de Cébès conduit à reprendre la théorie de la Réminiscence, autrement que dans le Ménon et en analysant le mécanisme du ressouvenir en général. — Trois faits sont tout d’abord à noter. Une perception quelconque n’est pas seulement connaissance de son objet propre, mais encore représentation intérieure, ou image, d’un objet autre[48] : ainsi la vue de la lyre fait penser à celui à qui elle appartient, et c’est là proprement se ressouvenir. En second lieu, les conditions de l’oubli sont l’éloignement dans le temps et le défaut d’attention. Enfin, un portrait de Simmias peut aussi bien faire penser à Cébès qu’à Simmias lui-même. En résumé le ressouvenir se produit entre les semblables comme entre les dissemblables (73 b-74 a)[49].

Or, à considérer tout d’abord le cas où le ressouvenir va du semblable au semblable, nécessairement il s’y joint un sentiment de ce qui, pour la ressemblance, peut manquer à l’objet évocateur par rapport à l’image évoquée. Quand par exemple nous parlons de l’Égal comme tel ou en soi, nous parlons d’une notion bien définie, et de quelque chose qui est distinct et en dehors de tel ou tel objet sensible égal à tel autre de même nature. Or ce qui nous fait penser à cet Égal, purement égal et rien qu’égal, c’est la vue de ces divers objets[50]. Entre eux et lui cependant il y a une grande différence : tandis que, sans changer eux-mêmes et par le seul changement du terme de comparaison, ils sont tour à tour à nos yeux égaux et inégaux, l’Égal en lui-même au contraire ne peut devenir inégal sans cesser d’être ce qu’il est. Donc, puisque c’est la vue de choses inégales qui a évoqué l’idée de l’Égal, on voit que toujours, et même dans le cas des semblables (cf. p. 30, n. 1), c’est le sentiment d’une différence ou d’une déficience qui provoque le ressouvenir (74 a-d). — Deux propositions en découlent dont il faut convenir. D’abord, si nous avons conscience de ce qui manque aux égalités sensibles pour être pareilles à l’Égal comme tel, c’est, nécessairement, que nous avons une connaissance préalable de ce dont, tout en restant toujours en dehors, elles tendent cependant à approcher ; connaissance chronologiquement antérieure à notre première expérience des objets qui nous ont fait penser à cette réalité pure. En second lieu, puisque la connaissance sensible est, bien qu’imparfaite, l’origine première de notre représentation d’une réalité parfaite, il faut bien que la connaissance de cette réalité provienne d’une autre source (74 d-75 c)[51].

Une double question se pose maintenant : dans quelles conditions avons-nous acquis cette connaissance ? de quelle façon la possédons-nous ? — Pour le premier point, la perception sensible commençant avec la vie, il est nécessaire que nous ayons acquis cette connaissance avant de naître, pour en disposer aussitôt nés : connaissance, non pas seulement de l’Égal, mais d’une façon générale de toutes les essences ou choses en tant que telles, sur lesquelles portent les questions et réponses du dialecticien (75 cd). — Pour le second point on se trouve en face de cette alternative : ou bien ce savoir est pour nous un savoir à vie et que nous n’oublions jamais ; ou bien au contraire nous le perdons en naissant[52], et nous en récupérons ensuite la notion comme de quelque chose qui est nôtre. Or la première hypothèse est fausse : savoir c’est en effet pouvoir rendre raison[53] de ce qu’on sait ; puisqu’en ce qui concerne les réalités absolues dont il s’agit chacun n’en est pas toujours capable, c’est donc qu’il ne s’agit pas d’un savoir qui soit constamment et universellement en notre pouvoir. Ainsi l’autre hypothèse est nécessairement vraie : on ne sait pas, on apprend, c’est-à-dire qu’on se ressouvient d’un savoir qui ne peut qu’être antérieur au temps où, devenant des hommes, nous n’avons plus que des perceptions sensibles confuses et changeantes. Nos âmes, par conséquent, existaient auparavant et à part de nos corps[54], possédant ce qu’il faut pour acquérir ce savoir : la pensée. Aucune autre hypothèse n’est possible. Il serait absurde notamment de supposer cette acquisition simultanée à notre naissance ; car, puisque nous ne naissons pas (cf. 75 d, 76 bc) avec la possession présente et effective de cet acquis, il faudrait que nous l’eussions perdu au moment même où nous l’acquérons (76 d-76 d).

Platon insiste ensuite avec force sur l’importance du résultat obtenu, et prépare ainsi la troisième raison. Une seule et même nécessité lie en effet indissolublement l’existence de nos âmes antérieurement à notre naissance et, d’autre part, l’existence d’essences telles que Beau, Bien, etc., auxquelles nous rapportons les données sensibles comme à des modèles et dans lesquelles nous reconnaissons quelque chose qui était déjà nôtre avant que nous fussions nés (76 d-77 a).

Cette liaison est incontestable ; mais que gagne-t-on, objectent Simmias et Cébès, à l’avoir accordée ? Ce qui désormais est croyable, c’est que l’âme préexiste ; mais il n’y a là par rapport à la question qu’une moitié de preuve, car on peut bien concevoir que, ayant péri à l’instant de la mort, l’âme a commencé ensuite, d’une manière ou d’une autre, une nouvelle existence avant que nous naissions. L’objection de Cébès (cf. 70 ab) subsiste donc : la survivance de l’âme reste à établir (77 a-c).

Mais ils ont eu tort de disjoindre arbitrairement les deux premières raisons ; car elles font corps l’une avec l’autre. On est convenu en effet (cf. 72 a, d) que tout ce qui a vie provient de ce qui est mort ; par suite il ne peut y avoir d’autre origine à cette manifestation d’une âme que l’acte de mourir et l’état d’être mort ; mais ce retour de l’âme au devenir, cette renaissance, ne se conçoivent que si, après la mort, cette âme a continué d’exister. La preuve est donc complète (77 cd).

III. Ainsi Cébès et Simmias devraient être satisfaits ; s’ils souhaitent cependant un examen plus approfondi, c’est sans doute que leurs puériles frayeurs ne se sont pas encore évanouies. Or pour les chasser, c’est à des exorcismes, à des enchantements qu’il faut avoir recours, en se persuadant toutefois que personne n’est, plus que nous-mêmes, apte à les pratiquer heureusement. Donc, en reprenant la discussion au point où elle est restée, Platon procède comme si jusqu’à présent rien n’avait été fait pour vaincre les doutes de Cébès ; il ne vise encore qu’à substituer à l’incroyance inquiète, ou à une croyance qui fait peur, une autre croyance qui réconforte et à composer cette croyance, que chacun est maître de se donner, avec des représentations vraisemblables (77 d-78 b). La portée de la troisième raison, que l’on tend souvent à surestimer, se trouve ainsi limitée : elle n’est qu’un nouvel aspect de la παραμυθία, instruction et sermon à l’usage de ceux qui n’ont pas la foi.

Au reste la question présente est posée en des termes qui nous reportent aux frayeurs de Cébès : à quelle sorte de chose appartient-il de se dissiper ? pour quelle sorte de chose peut-on craindre un tel accident ? est-ce pour l’âme ? Ainsi l’on verra, en ce qui concerne celle-ci, comment doit être envisagé l’instant de la mort, avec crainte ou avec confiance. On rejoint même ainsi le thème fondamental du plaidoyer de Socrate.

1o La troisième raison de croire à l’immortalité de nos âmes se fonde sur un double postulat de sens commun : d’abord une distinction entre choses incomposées et choses composées, celles-ci se décomposant d’autre part en leurs parties constitutives ; puis cette probabilité que les choses incomposées gardent toujours leur nature essentielle et leur rapport, tandis que les composées changent sans cesse dans leur nature et dans leurs relations (78 bc)[55].

Appliquons cela aux analyses antérieures. D’une part il y a ces pures essences dont les demandes et réponses de la dialectique s’efforcent d’expliciter l’existence indépendante : le Beau en tant que beau, l’Égal en tant qu’égal, etc. ; chacune d’elles possède l’identité permanente de nature et de relation qui est le propre des choses incomposées, avec l’unité formelle, puisqu’elles ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont. D’autre part il y a la multiplicité des sujets qui sont appelés beaux, égaux, etc., recevant ainsi, sous forme d’épithète ou d’attribut, la dénomination qui appartient en propre aux essences de tout à l’heure ; tous les caractères de ces sujets s’opposent à ceux des choses de l’autre classe ; ils sont visibles et sensibles de toute manière, tandis que les essences ne sont accessibles qu’à la réflexion et au raisonnement (cf. 65 d-66 a), étant en effet invisibles (78 c-79 a).

On peut donc admettre deux genres de l’être : le genre visible, ou de ce qui change incessamment ; le genre invisible, ou de ce qui est toujours identique. Or, notre corps et notre âme étant à leur tour deux choses distinctes, c’est évidemment avec le premier genre que le corps a le plus de parenté et de ressemblance, et l’âme, puisque nous au moins nous ne la voyons pas, avec le genre de l’invisible (79 ab). — Une première conclusion, c’est, comme déjà l’indiquait le plaidoyer (cf. 65 b-d), que le corps tire du côté de ce qui change toujours une âme qui recourt à lui et à ses sensations pour examiner une question qui la concerne, qu’il fait hésiter et divaguer sa démarche ; mais qu’au contraire, si elle ne compte pour cela que sur elle-même, elle se porte alors vers ce à quoi elle est apparentée, vers ce qui est pur, immortel, immuable ; à ce contact, elle acquiert elle-même pour toujours cet état d’immutabilité dont le nom est pensée (79 c-e). — Une seconde conclusion, c’est que la maîtrise du Divin, la servitude du mortel (cf. 62 bc) se retrouvent, pour un même être, dans la relation de son âme à son corps : c’est au mortel que le corps ressemblera le plus et l’âme, inversement, au Divin (79 e-80 a).

Quel est le résultat dernier de cette analyse ? Ce qui est divin, immortel, intelligible, unique en sa nature essentielle, indissoluble, toujours identique en soi et dans ses relations, voilà à quoi l’âme ressemble le plus, et le corps au contraire à ce qui a toutes les propriétés opposées. En conséquence, c’est la partie visible du composé humain, le corps, qui est après la mort vouée à la dissolution. Sans doute elle peut, dans certaines conditions ou grâce à certains artifices ou dans quelques-uns de ses éléments, échapper pour un temps plus ou moins long à cette dissolution naturelle. Mais c’est une raison de plus pour se refuser à croire que l’âme, étant la partie invisible et celle qui est appelée à trouver au pays de l’Invisible, auprès d’un Dieu sage et bon[56], la résidence qui lui convient, doive, comme le redoute Cébès, se dissiper et périr (80 a-e).

Cette troisième raison, qui semble en un sens prolonger seulement le plaidoyer de Socrate, marque d’autre part un progrès sur les deux raisons précédentes. La première, pour expliquer la compensation des trépas par des renaissances, établissait la subsistance nécessaire d’un principe de vie. La seconde le déterminait comme une pensée : sans quoi on ne comprendrait pas que des perceptions sensibles, toutes relatives, pussent nous rappeler des réalités intelligibles, toutes absolues, les Idées. La troisième montre enfin qu’entre ces Idées et l’âme, principe de vie et de pensée, il y a, non pas sans doute une identité de nature, mais une ressemblance et une parenté. Elle commence donc à définir la chose qu’est l’âme et à indiquer, quant à ses caractères tout au moins, pourquoi elle a des chances de ne point périr. Mais elle ne prouve pas encore que l’âme ait une existence sans fin.

2o Il ne s’agit encore en effet que d’un encouragement, d’un effort pour rendre plausible la magnifique espérance du philosophe, pendant sa vie et en face de la mort. Ce qui le montre, c’est l’étroite relation de la troisième raison avec un mythe eschatologique, dont la donnée provient de la révélation religieuse et qui développe seulement, comme on le voit dès le début, des indications antérieures du plaidoyer (cf. 63 bc, 69 c). Une destinée perpétuellement bienheureuse attend les âmes des initiés, celles qui, s’étant purifiées par la mortification, ont réussi à n’être rien qu’âmes au moment de la mort ; une destinée misérable au contraire, celles qui, s’étant pendant la vie farcies en quelque sorte de corporéité, quittent le corps impures et souillées (cf. p. 41, n. 3). Ce sont ces âmes qui, lourdes de matière visible et terrestre et ayant horreur de l’Invisible, donnent lieu aux fantômes qu’on voit autour des tombes ; ce sont elles qui, dans leur impatience d’une nouvelle incarnation, s’individualisent dans l’espèce animale de laquelle les rapprochent leur genre de vie et leurs passions dominantes ; méritant même de revenir à la forme humaine quand elles ont pratiqué, et sans lui donner la pensée pour fondement, une vertu de routine (cf. 68 d sqq. ; cf. p. 43, n. 1). Seules ont droit à la forme divine et au bonheur qu’elle comporte, les âmes complètement purifiées de ceux qui ont mené la vie de l’ami du savoir (80 e-82 c).

Quelles sont d’ailleurs les fins auxquelles tend le vrai philosophe ? En les déterminant, ainsi que la méthode propre à les atteindre, Platon donne à la seconde partie du Phédon sa conclusion. Le morceau est une sorte d’ « élévation » sur la mort, dans laquelle, à l’aide des méditations antérieures, il dégage du mythe le symbole moral qui y est enfermé[57]. Le morceau s’achève en effet sur ce thème de l’effroi, qui était à l’origine de la deuxième partie, et qui y est deux fois rappelé après l’argument de la réminiscence et après la réunion de celui-ci à l’argument des contraires[58]. Corrélativement, on voit reparaître aussi l’idée initiale du sermon d’encouragement, de l’incantation apaisante ; cette autre encore, qu’il est en notre pouvoir de chasser des illusions dont nous sommes nous-mêmes les artisans[59]. Le retour de ces idées caractérise uniformément toute cette partie du dialogue comme une préparation à la démonstration véritable.

Pourquoi l’ami du savoir est-il détaché des appétits corporels et affranchi des craintes qui assaillent l’ami des richesses et celui des honneurs ou du pouvoir[60] ? Parce que seul il a souci de son âme, mais non de son corps ; parce qu’il sait bien où il va en suivant la philosophie et en s’interdisant de rien faire qui contrarie la purification et la libération qu’elle lui procure. Emprisonnée dans le corps, l’âme est en effet incapable de rien examiner qu’à travers les barreaux de sa geôle, mais jamais d’elle-même ni par ses propres moyens : emprisonnement d’ailleurs remarquable, car il est l’œuvre de l’emprisonné lui-même. Aussi, en sermonnant celui-ci sans brusquerie, en l’invitant à se représenter à lui-même sa véritable fin, en lui remontrant le dommage auquel autrement il s’expose[61], la philosophie fait-elle effort pour lui faire comprendre en quoi consiste le mal suprême, celui dont tous les autres découlent. Ce mal, observe Platon avec une pénétrante précision, c’est que l’intensité de l’émotion porte invinciblement l’âme à juger de l’objet qui a fait naître cette émotion qu’il est tout ce qu’il y a de plus vrai : les plaisirs et les peines sont la pointe qui cloue l’âme au corps, en sorte qu’elle juge de la vérité en fonction de son corps. Le calcul du philosophe, c’est au contraire qu’il ne vaudrait pas d’avoir pris tant de peine en vue de s’affranchir, pour mettre ensuite de nouveau son âme à la merci des émotions corporelles. Il a vécu dans l’exercice et sous la conduite de la pensée raisonnante[62], ayant pour objet de contemplation et pour aliment le vrai et le divin, ce qui échappe aux fluctuations de l’opinion ; il ne craindra donc pas que son âme soit dissipée par la mort, car, en la menant vers ce à quoi elle est apparentée, la mort bien au contraire la délivrera de tous les maux humains (82 c-84 b).


Troisième partie,
84 c-116 a.

Après cette ardente exhortation à la vie spirituelle, un long silence coupe par une sorte d’entr’acte le déroulement de l’entretien. Chacun médite de son côté, Socrate comme ses amis. Au tour de ceux-ci d’exposer leurs propres conceptions ; tout le premier, Socrate voit bien les insuffisances de la sienne et la prise qu’elle offre aux objections ; il est tout prêt à chercher avec eux une solution meilleure et qui mette fin à leurs doutes (84 cd).

Quelles sont donc ces insuffisances ? Dans la première partie Platon a donné des motifs de croire à une vie future de l’âme. Il a même commencé, dans la deuxième partie, d’en définir la nature, en alléguant des raisons, dont chacune détermine un caractère de l’âme. Mais ce ne peut être là qu’un prélude : l’âme, qui est le principe permanent de la vie, a en outre la pensée ; par ce second caractère elle est corrélative de l’Idée, qui est l’intelligible. Mais on ignore si entre le premier caractère et le second il existe un lien nécessaire : de nouvelles déterminations sont donc empruntées aux choses auxquelles l’âme ressemble le plus ; on montre par analogie qu’elle doit avoir quelque chose d’immortel et de divin, d’indissoluble et d’immuable, d’unique en sa nature. Mais l’immortalité appartient aux Dieux (cf. 106 d) ; l’indissolubilité, l’immutabilité et l’unicité de nature sont des propriétés des Idées ; or notre âme individuelle n’est ni Dieu, ni Idée ; aucun de ces caractères de notre âme n’est donc rattaché à l’Âme en tant qu’âme. Ce qui manque encore par conséquent, c’est de connaître l’essence de notre âme, de rapporter celle-ci à l’Idée de l’âme, ainsi qu’on doit le faire de toute chose concrète, sensible ou non pour nous (cf. 79 b). Voilà donc la relation qu’il faut démontrer, s’il doit être définitivement établi que l’ascétisme du philosophe et sa sérénité en face de la mort ne sont pas une duperie.

Dans l’introduction de la troisième partie réapparaît, d’une façon remarquable, le thème apollinien du Prologue, mais élargi et exalté jusqu’au prophétisme. Chez Socrate le don divinatoire n’est pas inférieur à ce qu’il est chez les cygnes : si ceux-ci chantent surtout au moment de mourir, ce n’est pas par tristesse[63], comme le croient les hommes toujours obsédés par la crainte de la mort ; c’est qu’ils ont la prescience des biens que réservent les demeures d’Hadès. Serviteur du même maître, consacré au même Dieu[64], ayant reçu de lui une faculté prophétique qui ne le cède pas à la leur, Socrate n’a pas plus de raisons qu’eux de s’affliger de quitter la vie : c’est donc avec une entière liberté d’esprit qu’il est prêt à écouter objections ou questions, et l’on croit deviner que ses réponses seront des réponses inspirées (84 d-85 b).

I. Deux hypothèses nouvelles sur la nature et la condition de nos âmes vont être exposées ; c’est de la discussion de chacune d’elles que se dégagera progressivement la théorie de Platon.

1o Simmias, qui parle le premier, commence par exprimer à l’égard de la possibilité de résoudre le problème une défiance que Socrate ne désapprouve pas, et qui d’ailleurs ne doit pas disparaître (cf. 107 ab). On ne peut cependant, dit-il, abandonner ce problème avant d’avoir soumis à l’épreuve de la critique toutes les solutions qui en ont été proposées, ou avant d’avoir essayé d’en trouver une personnellement. Mais, si d’aucun côté on n’a obtenu satisfaction, il ne reste qu’à s’accommoder, pour faire la traversée de l’existence, d’une simple probabilité humaine, ou bien à se confier au soutien mieux assuré d’une révélation divine (85 b-e).

Ceci dit, l’objection de Simmias et sa théorie sont les suivantes. Appliquons, dit-il, la conception de Socrate à la relation de l’accord musical (cf. p. 49, n. 2) avec la lyre et avec les cordes qui donnent cet accord : ce qu’il y a, prétendra-t-on, d’invisible, d’incorporel et d’incomparablement beau dans la lyre accordée, ce qui en elle s’apparente à l’immortel et au divin, c’est l’accord musical ; quant à la lyre avec ses cordes, voilà ce qui est corporel, composé et, en fin de compte, apparenté à la nature mortelle. Supposons maintenant qu’on brise le bois de la lyre et qu’on en sectionne les cordes : il faudra dire alors que nécessairement ce qui est de nature mortelle doit avoir péri bien avant que pareil sort puisse atteindre ce qui au contraire est, de sa nature, immortel, et que par conséquent l’accord continuera de subsister quelque part. — La même comparaison, qui a conduit la thèse socratique à cette absurdité, va servir à Simmias pour exposer sa propre théorie. Pour lui, l’âme de chacun de nous est une combinaison et un accord résultant d’une tension et d’une cohésion convenables des opposés, chaud et froid, sec et humide, etc., qui constituent le corps. Celles-ci viennent-elles donc à se relâcher ou à se tendre à l’excès, par exemple sous l’action des maladies, alors il est fatal que, comme l’accord des sons, l’âme périsse aussitôt dans la mort. Il y a plus : elle a beau être ce qu’il y a de plus divin ; c’est elle qui périra la première, en laissant les restes du corps subsister longtemps après qu’elle aura péri (85 e-86 d).

2o Au lieu de discuter sur le champ l’objection et la théorie de Simmias, Platon a préféré donner la parole à Cébès (86 de). C’est que l’objection et la théorie de celui-ci sont beaucoup plus pénétrantes : par suite, à discuter conjointement l’une et l’autre, il devait trouver l’avantage d’établir une gradation dans la preuve.

Cébès souligne tout d’abord le piétinement de la recherche : sans doute, il l’a déjà dit (cf. 77 c), la préexistence de l’âme lui paraît avoir été suffisamment prouvée, mais non sa survivance. Ce n’est pas à dire qu’il accepte la théorie de Simmias : tout au contraire, il pense avec Socrate que l’âme a plus de force que le corps et plus de durée. Pourquoi donc rejette-t-il cependant la conception de celui-ci, puisqu’aussi bien, c’est un fait, la mort n’anéantit pas le corps, lequel par hypothèse a moins de résistance ? Figurons, dit Cébès, cette conception par un symbole : un vieux tisserand est mort ; ce qui prouve, dira-t-on, qu’il continue de subsister quelque part, c’est que le vêtement qu’il s’était lui-même tissé et qu’il portait n’a pas péri ; or un vêtement qu’on porte dure moins de temps qu’un homme ; si donc ce qui dure le moins subsiste, à plus forte raison est-ce le cas de l’homme lui-même (86 e-87 c).

Raisonnement d’une évidente absurdité ! Supposons en effet que meure notre tisserand après avoir usé plusieurs habits et s’en être tissé tout autant pour les remplacer : postérieure à toute la suite de ses habits passés, sa disparition n’en est pas moins antérieure à celle du dernier qu’il s’est fait. Telle est aussi la relation de l’âme au corps : la première est plus résistante et plus durable ; mais, s’il est vrai que la même âme, en une longue suite d’années, puisse user, puis reconstituer, un grand nombre de corps successifs (comme elle le fait au cours d’une seule vie en réparant l’usure de l’organisme), en revanche l’anéantissement de cette âme peut fort bien précéder celui du dernier de ses corps, tandis que celui-ci, l’âme une fois morte, révélera par sa propre corruption son intrinsèque faiblesse et son incapacité à se reconstituer de lui-même. Mais, s’il en est ainsi, quel motif aurait-on encore de se persuader que, lorsqu’on sera mort, l’âme continuera de subsister quelque part ? On peut en effet, sans nul doute, accorder à la thèse de Socrate non pas seulement la préexistence, mais même une certaine survie de nos âmes, avec une suite de naissances et de morts, ces naissances renouvelées prouvant assez d’ailleurs quelle force de résistance possèdent ces âmes. Une telle concession n’obligerait pas pourtant à concéder en outre que l’âme ne doive pas se fatiguer dans ces renaissances successives et ainsi perdre peu à peu son énergie essentielle ; de sorte qu’en fin de compte une de ses morts signifierait pour elle la destruction radicale. Or cette mort-là, qui anéantit l’âme en même temps qu’elle dissout le corps, nul n’est capable de la reconnaître. Par conséquent aucun homme de sens n’a le droit de garder sa sérénité en face de la mort ni d’être sans crainte au sujet de son âme, avant du moins d’en avoir démontré l’immortalité et l’indestructibilité absolues (87 c-88 b).

II. Ainsi, une fois de plus (cf. 70 a), Cébès affirme que le problème reste entier. Les trois arguments de la deuxième partie n’ont donc pas, Socrate en convenait lui-même (cf. 84 c), totalement brisé les droits de l’incrédulité. L’insistance de Platon est significative[65] : on sent que la discussion est près d’accomplir une étape décisive ; les esprits sont troublés, les cœurs malades ; les doutes endormis se sont réveillés et la confiance en la possibilité d’une solution est ébranlée ; tout semble à reprendre du commencement, et ce sont des intelligences vaincues, en pleine déroute, qu’il faut ramener à l’examen de la question (88 b-89 a). Autrement dit, pour triompher de l’incrédulité ou de la croyance fausse, on ne doit compter que sur la démonstration. D’autres traits contribuent à poser dramatiquement la crise qui décidera du sort de la recherche. Elle est bien morte, la thèse sur laquelle reposait l’espérance de Socrate mourant : que, dès maintenant, en signe de deuil, Phédon sacrifie sa longue chevelure ! Ou, s’il est brave, qu’il engage contre les négateurs un combat herculéen, et qu’il jure de ne pas la laisser repousser avant d’avoir ramené au jour la thèse défunte ! (89 a-c). Bref tout concourt à montrer qu’un nouveau bond va porter l’entretien vers des spéculations plus difficiles et qui réclament un surcroît d’attention.

Après ces remarques, l’objet propre du morceau qui sert de prélude à cette phase du dialogue semble assez clair : il est destiné à faire comprendre à la fois, et qu’il est vain d’opposer, comme l’ont fait Simmias et Cébès, croyance à croyance, ce qui est le propre de la controverse sophistique ; et que Socrate ne se proposera pas de réfuter leurs opinions, c’est-à-dire de nier à son tour, mais de conquérir un élément positif de vérité, qui lui avait sans doute échappé puisqu’il n’avait pas réussi à les convaincre. — C’est un grand mal, dit-il en effet, de détester en général les raisonnements et de devenir « misologue », comme certains deviennent « misanthropes », qui haïssent l’humanité tout entière. Or de part et d’autre la cause du mal est la même : c’est un usage aveugle et incompétent de l’objet ; tour à tour on passe d’une confiance irraisonnée à une défiance qui ne l’est pas moins. La pratique de la controverse « antilogique », en apprenant à justifier également deux thèses opposées, finit même par engendrer, en ce qui concerne la valeur de l’argumentation logique, un universel scepticisme, et à l’égard d’une réalité vraie comme d’une pensée vraie ; et l’on se figure avoir atteint ainsi le comble de la sagesse ! Mais c’est une vraie pitié que nos déconvenues relativement à des raisons capables, avec un même contenu, de passer tour à tour du vrai au faux et inversement, nous puissent porter à rejeter la faute, d’un cœur léger, sur le raisonnement en général. Car la faute est nôtre, s’il existe un raisonnement dont la vérité puisse être reconnue et ne se perde point ; cette faute est de ne pas posséder la technique (celle du dialecticien) capable de nous donner en effet une connaissance vraie de la réalité (89 c-90 d).

Ce qu’il faut donc en pareil cas[66] suspecter et incriminer avant tout, c’est notre propre santé et, pour la rendre bonne, faire un courageux effort. Au lieu de se comporter en grossier disputeur qui, sans souci de la vérité, ne vise qu’à imposer sa propre opinion à la conviction d’autrui, le philosophe ne voit là qu’une fin accessoire, et sa fin principale est de reconnaître par lui-même s’il a trouvé la vérité. Aussi bien y a-t-il présentement pour Socrate tout bénéfice à croire ainsi en l’existence d’une vérité ; car, même s’il n’y a rien pour nos âmes après la mort, au moins n’aura-t-il pas importuné ses amis de lamentations jusqu’au moment où finira son ignorance ! Voilà donc dans quel esprit il discutera les théories de Simmias et de Cébès : c’est à la Vérité seulement qu’ils doivent avoir égard, soit pour lui donner, à lui, leur adhésion, soit pour lui tenir tête ; une illusion, que la seule ardeur de sa conviction aurait fait naître en eux et en lui, laisserait dans leur esprit une blessure qui ne se fermerait pas (90 d-91 c)[67].

1o Le sens de la discussion ayant été ainsi déterminé, Socrate résume les deux thèses afin de définir, d’accord avec leurs auteurs, les points qu’il s’agit d’examiner. Puis, étant entendu que de la thèse socratique ils ne rejettent pas tout, il obtient de leur part un commun assentiment à la doctrine de la réminiscence (91 c-92 a). Voilà d’où partira l’examen de la thèse de Simmias.

Or, si celui-ci tient à sa conception de l’âme-harmonie, il ne peut d’autre part accepter la réminiscence. Tout accord en effet est une synthèse. Que l’âme soit l’accord des tensions constitutives du corps, dès lors il faudra, pour que la réminiscence soit vraie, que l’âme préexiste aux facteurs dont elle est censée être la composition ; ou, pour que la thèse de Simmias soit vraie, que l’âme soit une résultante de facteurs qui n’existent pas encore. Contradiction manifeste : il faut donc choisir. Le choix de Simmias est bientôt fait : il s’est laissé, dans sa théorie, séduire par de fallacieuses analogies ; la réminiscence au contraire et, par conséquent, la préexistence de notre âme dépendent d’un principe dont la certitude s’impose, savoir que c’est à l’âme qu’appartient cette réalité dont l’épithète propre est « essentielle » (92 a-e)[68].

Puisqu’il s’agit cependant, non d’un succès à obtenir sur un adversaire, mais d’une vérité à trouver, une retraite aussi prompte ne peut contenter ; aussi poursuivra-t-on l’analyse de cette notion d’accord. — Un composé quelconque, et par conséquent un accord, ne doit être, ni dans sa nature, ni comme agent ou patient, autrement que ne le comportent les éléments dont il est fait (cf. 78 bc). D’où il suit que l’accord ne conditionne pas ses facteurs constituants, mais qu’il en est la suite ou le résultat ; il ne peut donc être en opposition avec ce qu’exigent ses éléments. Voilà un premier point acquis et convenu (92 e sq.). — En chaque cas, d’autre part, un accord musical est spécifiquement ce qu’il est par rapport à telles tensions des cordes et par rapport à tels intervalles des sons ; il ne peut pas plus être supérieur ou inférieur à ce que précisément il est, que ces intervalles ne peuvent être, par rapport à ce qu’il est, augmentés ou diminués (cf. p. 61, n. 1). D’où il suit qu’une âme, à supposer qu’elle soit un accord, est spécifiquement ce qu’elle est, et ne peut l’être ni plus ni moins qu’une autre âme. C’est un second point dont on doit convenir (93 ab).

Celui-ci vient le premier en discussion. Personne ne contestera qu’il y ait des âmes vertueuses et d’autres, vicieuses. Expliquera-t-on cette différence en disant que dans une âme, qui est déjà accord, la vertu constitue un supplément d’accord et le vice, un défaut de supplément d’accord ? Mais l’une serait alors moins complètement accord que l’autre, de sorte qu’un accord pourrait être inférieur à ce qu’il est spécifiquement, au lieu d’être toujours égal à lui-même. Or ce n’est pas ce dont on est convenu : en s’y tenant, on devrait au contraire nier toute supériorité de vice ou de vertu dans les âmes ; bien plus, aucune âme d’aucun vivant absolument ne pourrait être mauvaise, car toute âme, étant pareillement âme, devrait être pareillement accord (93 b-94 b)[69].

On envisage ensuite la première proposition. Dans l’ensemble du composé humain, il est certain que l’autorité appartient à l’âme (cf. 79 e sq.), et surtout quand elle est sage. Or cette autorité, elle ne l’exerce pas en se prêtant complaisamment aux affections du corps, mais bien plutôt en les contrariant, quand elle juge raisonnable de le faire. Or ce dont on était convenu, c’est que, si l’âme est l’accord des tensions et des relâchements du corps, jamais elle ne pourra faire entendre une musique qui soit avec eux en opposition et que cette musique, bien loin de les conditionner, en est au contraire une suite naturelle. La définition de l’âme par l’accord conduit donc une fois de plus à une contradiction. Cette définition est donc inacceptable (94 b-95 a).

Voilà la thèse de l’âme-harmonie définitivement mise hors de cause (95 ab). — La méthode employée mérite tout d’abord l’attention : étant donnée à la base une thèse, admise sous réserve ou par mutuelle convention (ὑπόθεσις), on en déduit les conséquences pour voir si elles conviennent, soit avec le principe, soit entre elles, soit enfin avec des faits qui ne sont pas contestés par celui qui a accepté le principe[70]. C’est un exemple anticipé de la méthode dont la formule sera plus explicitement donnée dans la suite (cf. 100 a, 101 de). En outre de cet aspect formel de la discussion, il faut noter que sur la nature essentielle de l’âme elle a permis d’acquérir deux résultats positifs. L’un est que l’âme a son essence propre, laquelle ne comporte pas de degré (cf. 93 b). L’autre est que les déterminations de cette essence et de ses propriétés sont relatives au bien et au mal (cf. 93 a) ; ce qui implique que son action sur le corps n’est pas purement mécanique, mais relative aux fins propres de l’âme, qui sont morales. Or ces deux résultats, obtenus à l’encontre de la thèse de Simmias, s’opposent à ce qu’implique celle de Cébès, et en fait ils serviront à la réfuter (cf. p. l et p. lx sq.).

2o La discussion de cette dernière thèse est la pièce capitale de la troisième partie. C’est ce que Platon marque bien dès le début. Il signale en effet tout d’abord avec quelque solennité les risques[71] d’une partie où il s’agit de jouer un jeu serré (95 b). Puis il s’astreint à reprendre une fois de plus (cf. 91 d) le contenu de cette objection redoutable : folle confiance du philosophe fondée sur une croyance sans preuve ; énergie quasi divine de l’âme, qui lui permet de préexister on ne sait combien de temps à la vie corporelle, de façon à acquérir les connaissances dont elle se ressouvient ensuite, et qui par conséquent lui confère une durée supérieure à celle du corps ; refus de considérer cette plus longue durée comme équivalente à l’immortalité[72], puisque l’incarnation est au contraire pour elle le commencement de la maladie dont enfin elle mourra ; raisons égales, même si cette incarnation peut se renouveler plusieurs fois, de craindre pour notre âme à l’approche de la mort physique (95 b-e). Enfin la réponse de Socrate est précédée, comme à 84 c, d’une longue méditation silencieuse (95 e).

A. Le problème posé par la conception de Cébès est en effet un très grave problème, celui des causes de la génération et de la corruption : bref le problème général de la Physique, qui avait été jusqu’au milieu du ve siècle le centre de la spéculation philosophique. L’examen direct du problème par rapport à la destinée de l’âme est, comme de coutume, précédé d’une introduction que son exceptionnel développement ne doit cependant pas faire tenir pour une pièce indépendante : en contant l’histoire de sa pensée par rapport à ce problème, Socrate prépare la solution des difficultés devant lesquelles la recherche a jusqu’alors échoué.

a. Dans sa jeunesse il s’est enthousiasmé pour la Physique : c’est qu’elle lui promettait de l’instruire, sur chaque chose, des causes qui en expliquent la production, la disparition, l’existence ; il se passionnait pour les recherches des Physiciens sur l’origine de la vie et la formation de la pensée ; sur les conditions dans lesquelles s’abolit tout cela ; enfin sur la cosmologie. Puis finalement il s’est rendu compte qu’il était aussi peu fait que possible pour ce genre d’études (96 a-c).

Au commencement il avait en effet l’impression de savoir, et on le lui disait ; mais par la suite il se rend compte que cette instruction l’a tellement aveuglé, que le savoir qu’il pensait avoir acquis lui échappe. Il s’imaginait connaître par exemple le pourquoi de la croissance d’un homme, en alléguant pour cause qu’il mange, boit, et que sa masse grossit par la réunion des chairs aux chairs, des os aux os, etc. ; le pourquoi de la supériorité de taille d’un homme sur un autre : parce qu’il a la tête de plus ; le pourquoi de l’excès de 10 sur 8 : parce qu’il s’y ajoute deux unités, etc. Or, voici que de telles explications lui semblent ne rien expliquer du tout. Essaie-t-on d’expliquer de cette manière la production du 2, en disant qu’il résulte de l’addition de 1 à 1 ? Mais quelle est la cause qui amène à l’existence cette chose nouvelle ? Il se demande si c’est la première unité, ou bien la seconde ; et, au cas où ce serait la juxtaposition des deux, pourquoi l’opération inverse, par laquelle on partage l’unité, est également capable de produire la génération du 2. Bref, en suivant cette voie de la recherche[73], il n’arrive à rien qui le satisfasse : pour ses yeux aveuglés la méthode des Physiciens semble incapable de résoudre le problème de la Physique ; il continue cependant de chercher, mais c’est par lui-même, sans guide, et au petit bonheur (96 c-97 b).

C’est alors qu’il entend lire (cf. p. 68, n. 2) un passage d’un livre d’Anaxagore où il est question d’un Esprit intelligent, l’ordonnateur et la cause de toutes choses. À l’inverse de l’autre, cette sorte de causalité fait son bonheur : si en effet l’Intelligence est la cause et l’ordonnatrice universelle, elle doit l’être aussi pour chaque chose en particulier et, dans sa nature ou dans ses propriétés actives et passives, l’avoir disposée pour le mieux. Quand donc on aura découvert ce qui est le mieux pour elle et inversement, du même coup, ce qui est le pire, on saura comment en expliquer la production, la disparition et l’existence. Ainsi le seul objet qui mérite les recherches du Physicien, c’est le bien et le meilleur (97 b-d). — Cette causalité du bien, à laquelle l’a conduit sa méditation sur la théorie d’Anaxagore, Socrate est impatient de l’appliquer aux problèmes particuliers de la Physique, comme ceux de la figure ou de la position de la terre, des mouvements du soleil et de la lune, etc. Pour expliquer tout cela et en découvrir la loi nécessaire, il doit suffire en effet d’expliquer en quoi il est mieux que cela soit comme il est. Autrement dit, c’est la finalité intelligible qui fonde la nécessité (cf. p. 70, fin de la n. 2). Une doctrine qui a trouvé dans l’Esprit, dans l’Intelligence ordonnatrice, la cause de l’ensemble de l’univers et aussi, sans doute, du détail de son organisation, inspire donc à Socrate les plus belles espérances. Il se hâte de lire le livre d’Anaxagore (97 d-98 b).

Mais cette lecture lui apporte une croissante déception ; elle le laisse au même point que ces Physiciens qui n’assignaient aucun rôle à l’Intelligence. Il s’aperçoit en effet qu’au lieu de faire usage de cette dernière dans l’explication spéciale des choses, Anaxagore, contre toute attente, allègue seulement des causes mécaniques : air, éther, eau, etc. C’est comme si, après avoir déclaré que toute l’activité de Socrate s’explique par l’intelligence, on alléguait ensuite, pour expliquer le détail de ses actes et de son langage, le système osseux et musculaire de son corps, le mécanisme des mouvements et des attitudes, l’émission de l’air par la voix et sa réception par l’ouïe. Mais procéder ainsi serait laisser de côté les causes véritables : que les Athéniens ont jugé meilleur de le condamner, et lui, meilleur de ne pas se dérober à la peine. Avec les causes invoquées tout à l’heure, on expliquerait tout aussi bien de sa part une conduite opposée ; elles ne sont donc pas les causes véritables. C’est une absurdité de se servir à leur sujet du mot cause ; car ce sont seulement les conditions sans lesquelles Socrate serait incapable de faire ce que par son intelligence il juge meilleur de faire. La vraie cause, c’est ce choix du meilleur (98 b-99 b).

Faute de distinguer entre la cause qui est réellement cause et la condition sans laquelle celle-ci ne serait pas causante, une telle méthode d’explication condamne à tâtonner dans l’obscurité. Voilà pourquoi les Physiciens, avec leurs explications mécanistes, ne s’accordent pas entre eux. Ils méconnaissent le pouvoir causal du meilleur possible et son efficacité. C’est pourtant lui, véritable cause efficiente en même temps que cause finale, qui met les choses en l’état où elles sont ; seul il est capable de les lier[74] en un système stable. Voilà la cause que Socrate aspire à connaître. Or il n’a pu s’en instruire près de personne, et il n’a pas réussi non plus à la trouver par lui-même. Pour la découvrir il fallait donc « changer de navigation »[75]. Ce sont ces tentatives nouvelles pour atteindre le port, que maintenant Socrate va conter à Cébès (99 b-d).

b. Ce que les Physiciens qui ont ignoré la causalité véritable, ce qu’Anaxagore qui l’a entrevue, ce que Socrate lui-même en essayant de l’appliquer à la Physique, ont eu tous et toujours pour objet, c’est la réalité même des objets de l’expérience. Or, à la suite de ses tentatives antérieures, Socrate a fini par se demander si, en s’efforçant ainsi de la saisir directement par le moyen de la connaissance sensible, il ne risquait pas de rendre son âme définitivement aveugle (cf. 96 c, 97 b) ; exactement comme ceux qui ont l’imprudence de contempler directement une éclipse de soleil. Il conçoit donc la nécessité de chercher le salut dans les représentations intelligibles que la pensée se fait des choses (λόγοι), autrement dit dans leurs Idées, et d’envisager en elles la réalité. La comparaison, il est vrai, peut tromper. Elle semble dire en effet que ces expressions intelligibles de la réalité sont seulement des images, et non elles-mêmes des réalités en acte (ἐν ἔργοις), que l’on peut contempler en fait. Or c’est ce que Socrate se refuse à admettre[76]. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, voici comment désormais il a procédé : dans chaque cas il a commencé par poser en principe la représentation logique qu’il a jugée la plus solide ; ce qui s’accorde avec elle est vrai ; ce qui ne s’accorde pas n’est pas vrai. Procédé valable pour la recherche de la cause comme pour tout autre problème, mais sur lequel il est nécessaire de s’expliquer plus nettement (99 d-100 a). — Socrate va donc définir cette méthode logique qui seule lui paraît capable de poser convenablement et, ensuite, de résoudre le problème devant lequel a échoué la méthode physique. La première se rattache, note-t-il tout d’abord, à l’existence d’une pluralité de formes essentielles, du Beau, du Bon, du Grand, etc., chacun en soi et par soi[77]. C’est de là qu’il part pour découvrir la sorte de cause qui l’occupe, c’est-à-dire en chaque cas la causalité du bien. Si Cébès lui accorde ce principe, il espère découvrir et lui faire voir la cause qui, en ce sens, fait que notre âme est immortelle (100 bc). — Ainsi, ce qui semblait à Cébès ne pouvoir être démontré, parce que sa méthode était une méthode physique, recevra de la méthode logique une démonstration qui se déduira d’un principe accepté par Cébès lui-même. Le problème général (cf. 95 e 8) de la Physique se replie maintenant sur les doutes qui ont donné occasion de le poser. En même temps il est avec insistance relié une fois de plus au thème fondamental de l’existence des Idées.

De ce qu’à titre de principe on a posé l’existence de ces réalités absolues, que résulte-t-il ? C’est que, si par exemple il y a, en outre du Beau en soi et qui n’est que cela, quelque chose d’autre qui soit « beau », ce ne peut être qu’en vertu d’une participation à ce Beau, dont la chose belle porte alors la dénomination (cf. 78 e) ; il y est présent ; entre les deux il y a communion[78]. Tandis que les causes des savants, les lignes ou les couleurs d’une chose, par exemple, pour en expliquer la beauté, ne font qu’inquiéter et troubler l’esprit de Socrate, cette sorte de cause au contraire le satisfait pleinement. Peu importe de quel terme on en désignera l’opération[79] : c’est un point réservé ; du moins est-ce faire à la question de la cause une réponse simple, sûre, infaillible (100 c-e). — Expliquer en effet la production de quoi que ce soit, c’est rendre intelligible cette production ; on explique donc d’une façon incontestable quand on relie la chose produite à ce qu’il y a en elle d’intelligible, c’est-à-dire à son essence propre. L’opération de la participation peut être en elle-même mystérieuse ; elle n’en révèle pas moins aux yeux de Platon la seule causalité dernière, celle de la forme logique ou de l’Idée de la chose. Ainsi la causalité finale ou du bien, tout à l’heure déterminée comme efficiente (cf. 99 c), réside dans la cause formelle.

Après avoir posé en général cette conséquence de l’existence de réalités idéales, Socrate l’applique aux exemples particuliers qui lui ont servi en mettre en relief les insuffisances de la méthode des Physiciens[80] : la cause qui véritablement fait que ceci est grand et cela petit, c’est que l’un a part à la Grandeur et l’autre à la Petitesse ; ce qui rend intelligible la production du 2, c’est sa participation à l’essence de la Dualité ; l’existence enfin de l’unité a pour cause la participation à l’Idée de l’unité (100 e-101 c).

Ces dernières considérations sont remarquables : elles impliquent en effet la conception sur laquelle se fondera plus tard cette théorie des Nombres idéaux à laquelle Platon a, d’après Aristote, donné dans l’enseignement de sa vieillesse une place prépondérante. D’un autre côté, et précisément parce qu’elles concernent des objets mathématiques, elles conduisent Platon à formuler avec une précision nouvelle la méthode dont il avait fait l’application à l’objection de Simmias et dont il avait déjà esquissé la technique (cf. 100 a). La réalité de cette connexion paraît incontestable quand on rapproche l’exposé du Phédon des analyses plus complètes des livres VI et VII de la République (511 a, 539 b), où il se préoccupe de déterminer exactement quel usage différent font de cette méthode les mathématiques d’une part et, de l’autre, la dialectique. Pour l’instant, voici quelles en sont les règles : 1o le principe que d’un commun accord on a pris pour point de départ, ne pas le laisser mettre en question tant qu’on n’a pas examiné encore si les conséquences qui en découlent s’accordent ou ne s’accordent pas entre elles ; 2o puis quand il y aura lieu, cela fait, de rendre raison du principe lui-même, procéder semblablement en déduisant les conséquences d’un autre principe, le meilleur qu’on puisse concevoir dans un ordre de notions supérieur à celui auquel appartenait le précédent ; 3o continuer ainsi jusqu’à ce qu’on soit arrivé à quelque principe qui suffise à rendre raison de tout ce qui en dépend[81]. Mais il ne faut pas imiter ces controversistes qui, brouillant le principe avec les conséquences[82], deviennent incapables d’acquérir de quoi que ce soit une notion intelligible, et dont la vanité de faux maîtres n’enchante qu’elle-même (101 c-102 a).

B. Une nouvelle interruption du récit de Phédon et un retour au dialogue direct fixent l’attention sur l’importance de la conclusion méthodologique qui vient d’être obtenue, et l’orientent en même temps vers l’application qui va être faite de la méthode logique à la recherche de la cause en vertu de laquelle nos âmes sont immortelles.

Pour bien comprendre la suite, il faut se rappeler ce que devait à la philosophie des Éléates l’usage de la méthode logique. Le dialectique de Zénon, application particulière des méthodes mathématiques des Pythagoriciens, consistait précisément à déduire d’une ὑπόθεσις les conséquences qu’elle comporte ; mais c’était toujours pour ruiner l’hypothèse par le désaccord des conséquences entre elles et avec l’hypothèse. D’un autre côté l’arme de cette argumentation négative, apparentée d’ailleurs à la rhétorique sicilienne, ne pouvait manquer d’être utilisée par la sophistique d’un Gorgias pour produire de faciles confusions, en négligeant les véritables relations du principe et des conséquences. Il importait donc beaucoup à Platon de marquer avec netteté en quoi sa propre dialectique se distingue de celle des Éléates. Celle-ci se fondait sur le principe de contradiction pris en un sens absolu ; transposant dans la réalité la loi logique de la pensée, elle aboutissait à condamner l’expérience et tout ce qu’elle manifeste : le mouvement, le devenir, le jugement lui-même en tant qu’il consiste à unir à un sujet, qui est ce qu’il est, des attributs qui sont autre chose, en tant qu’il affirme la coexistence ou la succession en un même sujet de qualités contraires. L’impossibilité logique du jugement et de l’attribution était une des thèses favorites des Socratiques éléatisants, d’Euclide le Mégarique comme du Cynique Antisthène, l’élève de Gorgias. Or c’est à en établir au contraire la légitimité que vise ici la théorie de la participation : elle prétend expliquer comment par exemple cheval peut recevoir la dénomination de beau. Il était en outre nécessaire de déterminer en quel sens doit être entendu le principe de contradiction et, par conséquent, de traiter le problème des contraires. Car, si l’on refuse de se placer dans l’attitude éléatique, il est à craindre qu’on ne soit rejeté vers l’attitude diamétralement opposée de l’Héraclitéisme : la succession alternée de la mort et de la vie, où l’on avait cru trouver une raison de croire que nos âmes survivent à la destruction de nos corps, signifierait alors que dans la réalité il n’y a qu’un perpétuel échange des contraires, mais point d’essences absolues ni rien de stable et de permanent. Ainsi, le Phédon serait une étape sur la route qui mène de la discussion de l’Héraclitéisme dans le Cratyle aux analyses plus générales du Théétète et du Sophiste[83], dans lesquelles Platon cherche à définir sa position entre la thèse de la mobilité absolue du devenir et celle de l’immobilité absolue de l’être logique.

a. Il est donc naturel que, une fois posées et admises l’existence des pures essences et, avec elle, la participation, ce soit en effet la question des contraires qui se présente. Quand on dit de Simmias, à la fois qu’il est plus grand que Socrate et plus petit que Phédon, on affirme en Simmias la présence simultanée des deux choses, de la Grandeur et de la Petitesse ; il porte la double dénomination de grand et de petit ; entre les deux il est moyen. Mais d’autre part on convient que, selon la vérité sinon selon le langage, ce n’est pas une propriété intrinsèque naturelle du sujet Simmias, ni du sujet Socrate ou du sujet Phédon, que le premier dépasse le second ou soit lui-même dépassé par le troisième. Mais le premier et le dernier possèdent respectivement de la grandeur par rapport à la petitesse du second ou par rapport à celle du premier. En d’autres termes Simmias, petit et grand, se trouve avec sa petitesse au-dessous d’un des extrêmes, avec sa grandeur au-dessus de l’autre (102 a-d).

Dans quelle intention Socrate s’est-il là-dessus mis d’accord avec Simmias ? C’est en vue d’obtenir son adhésion sur un second point. Pour lui, en effet, ce n’est pas seulement la Grandeur en soi qui toujours se refuse à être simultanément grande et petite, mais aussi la grandeur qui est en nous et comme attribut d’un sujet ; elle aussi se refuse à être petite et à se laisser surpasser. Mais de deux choses l’une : ou bien la grandeur se retire devant son contraire, la petitesse, auquel elle cède alors la place ; ou bien elle est détruite à l’approche de ce contraire ; dans tous les cas, la grandeur se refuse à attendre son contraire, à le recevoir en elle et ainsi à devenir ou à être autre chose qu’elle-même. Donc un tel, ayant participé à la Petitesse et l’ayant reçue en lui, est petit tant qu’il continue d’être le sujet qu’il est, avec son attribut « petit » lequel ne peut devenir ou être « grand » ; de même en lui l’essence de la Petitesse, tant qu’elle est précisément ce qu’elle est, ne saurait sous aucun prétexte devenir ou être grande (102 d-103 a). — Ainsi donc d’une part, en fait, les attributs contraires coexistent dans un même sujet, mais c’est relativement à d’autres sujets. D’autre part, en droit et absolument, les contraires s’excluent, aussi bien dans les sujets sensibles dont ils sont les attributs qu’en eux-mêmes et dans leurs essences intelligibles. Dans les sujets cependant auxquels ils appartiennent, leur mutuelle exclusion comporte une alternative : ou bien l’un des deux se retire devant l’autre, ou bien il est anéanti par lui de telle sorte que le sujet prend la qualification contraire de celle qu’il avait auparavant. Le problème est nettement posé : le principe de contradiction vaut pour le sensible comme pour l’intelligible ; mais, puisque les faits de l’expérience semblent le démentir, il faut chercher une explication de cet apparent démenti.

b. Une première solution est présentée sous la forme d’une objection anonyme : pourquoi admettre cette mutuelle exclusion des contraires, puisqu’auparavant on a admis inversement (cf. 70 e sq.) que les contraires s’engendrent l’un l’autre ? (103 a) — Cette objection, sur laquelle l’attitude même de Socrate en l’écoutant appelle l’attention, c’est la solution héraclitéenne. Mais, en supprimant la distinction de deux ordres dans l’existence, le sensible et l’intelligible, elle supprime en réalité le problème, parce qu’elle supprime le démenti réciproque d’où naissait celui-ci. Tel est le sens de l’observation de Socrate : il faut distinguer entre les deux points de vue. Tout à l’heure il était question de ce qui est grand ou petit, vivant ou mort, bref de choses qui possèdent en elles tel ou tel contraire et qui ont pour attribut la dénomination de ce contraire. À présent il est question des contraires eux-mêmes en tant que tels, dont les sujets reçoivent la dénomination qui leur est attribuée. Du premier point de vue on est en droit de dire que les contraires naissent l’un de l’autre ; du second, on ne peut le dire, mais inversement que jamais en soi un contraire ne saurait devenir à soi son propre contraire, que d’ailleurs on l’envisage en un sujet ou bien dans la réalité absolue de sa nature[84] (103 a-c). — En d’autres termes, si les qualités des choses s’expliquent par la participation de ces choses à des essences intelligibles, les qualités contraires dépendent dans les choses d’une participation à des contraires en soi ; dans leur immanence, les contraires restent donc soumis à la loi d’exclusion mutuelle qui règle leurs rapports dans l’existence absolue.

En réfutant l’objection, Socrate n’a pas encore pourtant apaisé l’inquiétude de Cébès ; on devra par conséquent ramener l’examen du problème à l’objet propre de cette inquiétude. Cela se fait en deux moments.

α. Dans le premier on précise à propos des contraires la nature de l’attribution. Tous les attributs en effet ne sont pas liés à leurs sujets de la même façon. Quand Simmias tout à l’heure était dit « grand » ou « petit », il participait à la Grandeur ou à la Petitesse selon qu’il était comparé à un sujet ou à un autre ; l’attribution de l’épithète, l’ἐπωνυμία, était contingente et relative ; par suite ce mode de liaison pouvait prêter à une interprétation relativiste. Mais il y a d’autres modes de liaison : une nouvelle analyse des contraires va faire apparaître une liaison nécessaire et absolue ; il y a des sujets qui par eux-mêmes et toujours ont la même ἐπωνυμία ; il y a des attributs essentiels, des épithètes nécessaires. — On a déjà convenu (cf. 102 d, e) que jamais un contraire ne sera à lui-même son propre contraire. Il s’agit à présent de s’entendre sur un autre point : chaud et froid sont deux contraires, et ils sont autre chose que le feu et la neige ; ces deux sujets ne peuvent cependant, en tant que tels et dans la permanence de leur nature (cf. 102 e), recevoir en eux l’un le chaud, l’autre le froid, ni devenir ainsi neige chaude et feu froid. À l’approche d’un contraire, c’est donc le sujet aussi, dont le contraire opposé est l’attribut, qui ou bien se retire, ou bien cesse d’exister, tout comme font les contraires eux-mêmes. Par conséquent il n’y a pas que l’essence, l’Imparité par exemple, pour être toujours ce qu’elle est et avoir toujours droit au nom qui la désigne en propre ; mais il existe encore d’autres choses, par exemple le trois, le cinq, etc., qui ne sont pas l’Imparité et que l’Imparité n’est pas non plus, et qui cependant possèdent toujours, à titre de caractère du sujet qu’elles sont et aussi longtemps qu’elles sont, la première essence, de sorte que toujours elles portent le nom de celle-ci en plus de leur propre nom : le trois, le cinq sont toujours impairs. De même inversement pour le deux, le quatre, etc. par rapport au Pair, bien que de part et d’autre l’essence ne soit pas identique (103 c-104 b).

Il convient de souligner au passage la portée de cette analyse. On sait déjà que la loi de la relation des contraires est valable dans l’ordre du sensible comme dans l’ordre de l’intelligible (cf. 102 e, 103 b). Dès lors les sujets qui possèdent nécessairement les contraires ne doivent pas être uniquement des sujets sensibles ; c’est du reste ce qu’on verra tout à l’heure (cf. 104 cd, 105 a). Donc, en outre de la participation à l’Idée de la dualité, qui fait que ceci est deux (cf. 101 c), il y a une autre participation, celle de l’Idée de la dualité à l’Idée du pair. En d’autres termes il n’y a pas seulement communion des choses sensibles aux essences idéales ; il y a aussi, pour certaines d’entre celles-ci, communion mutuelle ; enfin cette communion a sa loi propre, puisque la Dualité ne peut participer de l’Impair, puisqu’en outre elle participe du Pair, mais non pas le Pair de la Dualité. Ainsi, s’établit entre les essences cet ordre hiérarchique auquel Platon faisait tout à l’heure allusion (cf. 101 d 8) ; car la non-réciprocité de la participation signifie que l’Idée du pair est une essence plus haute et que l’Idée de la dualité lui est subordonnée. De plus, cette analyse montre de quelle façon doit être entendue l’indissolubilité des essences. Sans doute il semble bien que l’absolue simplicité appartienne ici aux essences de qualités, comme Pair et Impair, Chaud et Froid. Mais ces essences de choses, dont il est maintenant spécialement question, sont des essences composées : Trois est toujours un sujet d’inhérence pour l’Impair qui toujours l’accompagne, et Deux pour le Pair, et Feu pour le Chaud, et Neige pour le Froid. En résumé dans le Phédon on trouve une anticipation de cette doctrine de la « communion des genres », qui ne pourra qu’après les analyses critiques du Parménide recevoir dans le Sophiste son complet développement.

Une fois acceptée cette remarque générale sur la liaison nécessaire en certains cas des attributs à leurs sujets, il faut en déterminer les conséquences et les applications. — Tout d’abord, ce ne sont pas seulement les essences des contraires qui, en soi ou en nous, se repoussent mutuellement. Pareille exclusion mutuelle se retrouve dans des choses qui ne sont pas contraires[85] entre elles, mais qui possèdent toujours un contraire ; elles n’admettent point en elles la nature contraire de celle qui leur est inhérente ; mais, comme on l’a déjà vu (cf. 102 de, 100 a, d), ou bien elles se retirent et cèdent le champ, ou bien elles périssent. Ainsi trois et deux, bien qu’ils ne soient pas contraires entre eux, cesseront d’être plutôt que de devenir le premier, pair et le second, impair (104 bc). — Ceci admis, déterminons quelles sont ces choses. Ce sont celles auxquelles une essence, en s’imposant à elles dans la participation, confère non pas seulement la nécessité de posséder cette essence même, mais en outre la nécessité de posséder un contraire déterminé dont l’essence s’oppose à celle d’un autre contraire pareillement déterminé[86]. Ainsi toutes les fois que j’énonce trois de quoi que ce soit, le sujet qui reçoit ainsi l’Idée du trois, est forcé d’être impair en même temps qu’il est trois ; sans l’Impair, dont il reçoit l’Idée avec celle du trois, il n’aurait pas achevé d’être trois. D’où impossibilité pour lui de se laisser aborder par la nature contraire de celle qui constitue cet achèvement, c’est-à-dire par l’Idée du pair ; donc rien de ce qui est trois ne participe du Pair ; autrement dit, tout ce qui est trois est non-pair. De même, quand ceci devient du feu parce qu’il reçoit l’Idée du feu, avec elle cette essence importe en lui inséparablement l’Idée du chaud, et le contraire déterminé, ainsi importé dans la chose, empêche le sujet de recevoir le contraire déterminé qui s’y oppose, le Froid. Ce contraire est de son côté inhérent au sujet neige, qui cependant n’est pas le contraire du sujet feu. Voilà le dernier point sur lequel on doit s’entendre (104 c-105 b).

β. Cette première étape de la démonstration comportait trois relais, marqués chacun par un ὁμολόγημα, un accord : 1o des choses, qui ne sont pas des contraires, s’excluent cependant comme des contraires, parce qu’à chacune est nécessairement lié l’un de ces contraires ; 2o l’une ne peut par conséquent devenir l’autre ; mais devant le contraire qui est nécessairement lié à l’autre chose, ou bien elle se retirera, ou bien elle périra ; 3o cette liaison inséparable étant transportée dans le sujet concret par l’Idée qui l’informe et dont il participe, de ce sujet sera nécessairement nié l’attribut contraire de celui qu’il possède. L’argumentation est prête à franchir sa dernière étape, l’étape décisive. — Revenons sur nos pas. Une façon de rendre raison de la présence d’une qualité dans une chose sensible a déjà été proposée : celle qui consiste à dire que cette chose participe à l’essence intelligible de cette qualité : ce corps, participant à la Chaleur, devient chaud. Mais, maintenant qu’on connaît l’existence d’une liaison essentielle entre la Chaleur et le Feu, on peut répondre autrement : ce corps est chaud, dira-t-on, parce qu’il participe du Feu. Or, selon ce mode d’explication, la cause en vertu de laquelle un corps est vivant, ce doit être son âme ; car, en s’imposant au sujet sensible qui en participe, l’essence intelligible de l’Âme y importe en même temps l’attribut « vivant », dont l’essence est nécessairement liée à celle de l’Âme. D’autre part l’Idée de vivant a un contraire déterminé, qui est Mort. De ce qu’on a déjà dit (cf. 104 e sq.) il suit donc que, en important nécessairement dans ce qui en participe le contraire déterminé qu’elle possède, l’Âme ne peut y accueillir le contraire de ce contraire, c’est-à-dire la Mort. C’est donc qu’elle l’exclut, et, de même que, tout à l’heure (cf. 104 e), ce qui n’avait pas de part au Pair et qui l’excluait était appelé non-pair, de l’âme on dira qu’elle est non-mortelle (105 b-e).

Admettons à présent, par hypothèse, que l’indestructibilité soit une propriété nécessaire de chacun des attributs négatifs ou privatifs que l’on a pu examiner avant d’en arriver au cas de l’âme : le Non-pair, le Non-chaud, le Non-froid. La conséquence en serait que le trois, la neige, le feu, sujets auxquels sont nécessairement liés ces attributs privatifs, seraient eux-mêmes indestructibles. Autrement dit, à l’approche du Pair, ou du Chaud, ou du Froid, ces sujets se retireraient devant l’ennemi qui les menace, ils battraient en retraite et céderaient la place aux sujets auxquels est lié le contraire de leur propre contraire ; mais ils ne périraient pas. On aurait alors la première solution de l’alternative qui exprime l’impossibilité, soit pour un contraire de devenir son propre contraire, soit pour le sujet nécessaire, sensible ou intelligible, d’un contraire de recevoir le contraire de son contraire essentiel (cf. 102 e sq. ; 103 c, d ; 104 e-105 b). Cette solution serait donc celle qui s’applique au cas du Non-mortel. Par conséquent à l’approche de la mort l’âme ne serait pas détruite (105 e-106 b).

Mais l’hypothèse est fausse dans sa généralité : entre le cas du Non-mortel et les cas parallèles il y a en effet une grande différence ; l’existence sensible du pair ou de l’impair, du chaud ou du froid n’est pas indestructible, et rien n’empêche que chaque contraire ne vienne abolir l’existence de l’autre contraire dans le sujet dont celui-ci est l’attribut. Mais alors ce sont les sujets mêmes, deux ou trois, feu ou neige, qui sont à leur tour détruits. Avec eux nous n’avons donc pas affaire à la première solution de l’alternative, mais à la seconde, à celle où le sujet s’anéantit, parce que son attribut nécessaire est lui-même détruit par l’attribut contraire qui est partie intégrante d’un autre sujet. Mais inversement, si le Non-mortel relève de la première solution, alors l’âme, étant sujet nécessaire du Non-mortel, sera elle-même indestructible. C’est là un argument qui se suffit à lui-même et qui n’a pas besoin d’être rattaché à un autre[87]. À une condition pourtant : c’est que Non-mortel signifie indestructible et d’une perpétuelle durée. Or c’est de quoi chacun conviendra, en considérant l’exemple de la Divinité, et surtout l’essence même de la Vie qui n’est rien que vie, essence qui, on l’a vu (cf. 105 cd), est inséparable de la nature de l’âme (106 b-d).

Cette conclusion théorique devra être maintenant rapportée à la circonstance de fait, la mort physique, qui a motivé les doutes de Cébès sur l’attitude que doit en face d’elle tenir un vrai sage. Il n’a point contesté que l’homme fût composé d’un corps et d’une âme, puisqu’il accorde à cette âme une énergie intrinsèque ; puisqu’à présent il admet que cette énergie, au lieu de s’user à la longue, est réellement indestructible et que, ayant accepté la réminiscence, il admet aussi que cette énergie s’accompagne de pensée (cf. 70 b, 76 c). Il lui faut donc accorder toutes les conséquences de ce qu’il a admis : il devra convenir que ce que détruit la mort de l’homme, c’est ce qu’il y a en lui de mortel, son corps ; en revanche la partie non mortelle, son âme, se retire de lui intacte et sans dommage, pour faire place à la mort. Par conséquent nos âmes doivent après le trépas subsister chez Hadès. Cébès se déclare convaincu et délivré de ses doutes (106 e sq.).

Avec la discussion de la théorie de Cébès le caractère du Phédon s’est profondément modifié : la forme en est devenue singulièrement plus abstraite et même, par endroits, presque scolastique. Quant au progrès réalisé, surtout par rapport à cette troisième raison qui était le point culminant de la deuxième partie, il est évident. On a vu ce que cette raison ajoutait aux précédentes et ce qui lui manquait pour constituer une preuve (p. xxxiv et xxxvii). Or, contre la théorie de l’âme-harmonie Platon avait établi déjà ce qu’on peut appeler le postulat de l’animisme : notre âme n’est pas une résultante de la vie de son corps, mais c’est elle qui le fait vivre ; en outre, les souvenirs latents qu’elle a des réalités absolues prouvent assez que sa fonction propre est la pensée pure ; ainsi les deux premières raisons de la deuxième partie avaient acquis une nouvelle force. Enfin, si l’on savait par la troisième raison à quoi est apparentée notre âme, on ignorait encore ce qu’elle est : après la réponse à Cébès, on sait qu’elle est une chose concrète bien qu’invisible (cf. 79 b), une chose comme une neige, comme un feu, etc. C’est donc une chose qualifiée, et les caractères qu’elle possède ne peuvent s’expliquer que par sa participation à une essence intelligible. À son tour en effet cette essence est complexe : à l’essence dont elle a en propre le nom, et qui est comme le support de l’ensemble, elle unit indissolublement une essence de qualité sans laquelle elle resterait inachevée et ne serait pas ce qu’elle est (cf. 104 d s. fin.). Or, dans le cas de la Neige, du Feu, etc., aux sujets sensibles qui participent à ces essences complexes aucun droit à l’immortalité n’est conféré par les essences de qualités, le Froid, le Chaud, etc., qui les achèvent. Bien mieux, notre corps est fatalement voué à la mort, parce qu’en nous il est ce qui participe d’une essence qui comporte nécessairement, avec la dissolution, la Mortalité. Tout au contraire, l’essence en vertu de laquelle existent les âmes qui font vivre nos corps, l’Idée de l’âme simplement comme âme, est une essence qui comporte nécessairement, comme sa détermination et son achèvement, l’essence de la Vie ; celle-ci confère donc à nos âmes l’immortalité ; pour les sujets qui en participent, c’est entre toutes une essence privilégiée. Le problème de l’âme et de la vie est un problème particulier de la Physique ; mais les méthodes de la Physique ont été impuissantes à le résoudre. La nouvelle méthode, la méthode logique, se flatte d’y avoir réussi, en le rattachant à un système général d’interprétation de la Nature, en même temps qu’à une conception de l’intelligibilité et de l’explication causale, c’est-à-dire à une doctrine du Savoir : d’une part c’est l’interprétation morale ou finaliste de la Nature et, de l’autre, c’est la théorie des Idées.

III. Il ne semble pas toutefois que Platon juge pleinement satisfaisante sa théorie de l’âme. C’est ce que montrent les doutes qu’il laisse subsister dans l’esprit de Simmias. Le scepticisme de ce dernier ne vise pas spécialement, à la vérité, la déduction d’où la preuve est sortie, mais plutôt notre droit à entreprendre une telle déduction. Il a raison : ce n’est pas assez en effet, dit Socrate, d’avoir donné sa créance aux postulats fondamentaux, il faut soumettre ceux-ci à un nouvel examen, pour les analyser à fond et les élucider[88]. La rigueur du raisonnement fera le reste (107 ab).

En d’autres termes le Phédon ouvre visiblement la porte à des recherches ultérieures. Il a en effet laissé dans l’ombre beaucoup de points importants. Si la mort est une séparation de l’âme et du corps, d’où vient que les âmes grossières et souillées, restant collées à leur corps, véritablement ne meurent pas ? que l’absence de corps soit seulement le privilège des défunts philosophes, tandis que les âmes des autres subissent dans l’Hadès, comme on le verra, des peines proprement corporelles et qu’elles y éprouvent des sentiments dont le Phédon a rapporté l’origine au corps (cf. 114 bc ; 66 c et surtout 82 d-83 d) ? De plus l’âme du Phédon, qui est pure pensée, est aussi pour notre corps principe de vie, cause spontanée de croissance et de mouvement : comment se lient entre elles ces deux propriétés ? laquelle est fondamentale ? appartiennent-elles l’une et l’autre aux âmes des bêtes comme à celles des Dieux et des hommes ? à l’âme universelle, s’il est vrai que le monde est un corps vivant qui se meut avec ordre ? Autant de questions auxquelles plus tard Platon a tenté de répondre : au livre IV de la République, par la doctrine de l’âme tripartite[89] ; dans le Timée, par la conception de deux âmes mortelles ; dans le Phèdre et au Xe livre des Lois, par une preuve nouvelle de l’immortalité qui se fonde sur l’automotricité de l’âme ; dans le Timée encore, en représentant l’essence de l’âme comme intermédiaire entre l’indivisibilité de l’essence intelligible et la divisibilité du corps sensible, puis en expliquant par les cercles mobiles de l’âme et par la relation en eux du Même et de l’Autre, à la fois les divers mouvements, uniformes ou non, du monde et des astres, et aussi la rectitude ou le désordre de notre pensée et de notre conduite ; en substituant plus ou moins radicalement, dans le Phèdre et dans le Timée, aux eschatologies infernales une eschatologie en quelque sorte immanente, qui est faite de migrations et de métensomatoses. Rien de tout cela ne ruine la doctrine du Phédon, mais plutôt l’éclaire, la complète ou la développe.

Sans doute est-ce parce que dans le Phédon il reste encore tant d’obscurités et de lacunes que, comme sa seconde partie (cf. 80 d-81 c), la troisième elle-même s’achève par un grand mythe, l’un des plus importants de l’œuvre de Platon et dans lequel, tout en précisant l’eschatologie du premier, il construit une véritable cosmologie. Ce mythe doit être l’objet d’une étude particulière. Pour le présent il suffira d’avoir déterminé comment en fait est introduite cette conclusion et quelles réflexions l’accompagnent ; de la sorte en effet on appréciera plus exactement le caractère véritable de notre dialogue et sa portée philosophique.

La démonstration de l’immortalité s’était achevée par l’affirmation de l’existence de nos âmes chez Hadès. Cette affirmation se lie à des croyances, maintes fois rappelées au cours de l’entretien[90], relativement au bonheur et au malheur des âmes après la mort. Le moment est venu de se faire sur le sort de celles-ci et sur ses conditions physiques un ensemble de représentations probables (cf. 61 e et 114 d). — Si en effet l’âme de chacun de nous, sa personnalité spirituelle (cf. 115 c-e), ne doit pas être détruite, c’est pour la totalité de son existence, et non pas seulement pour la période que nous appelons la vie, qu’il faut avoir souci de son âme (cf. p. 44, n. 1) : comment croire en effet que, dans un anéantissement total, où sa méchanceté périrait avec son âme, le méchant doive trouver un bénéfice de cette méchanceté ? Le risque de la survivance est trop grave pour qu’on ne voie pas l’unique chance du salut dans la vie la plus raisonnable et la meilleure possible. Car les âmes arrivent aux Enfers dépouillées de tout[91] sinon de leur moralité propre, qui est pour elles la source de tout profit comme de tout dommage (107 cd). — Platon décrit donc, soi-disant d’après les traditions, ce que doit être, selon la vie qu’elles ont menée, leur départ d’abord sous la conduite de Génies auxquels chacune a été attribuée, ensuite leur voyage jusqu’au lieu du jugement, leurs pérégrinations enfin dans l’Hadès, sous la direction d’autres guides, qui sont des dieux pour les Purs, jusqu’au séjour que la sentence aura fixé pour elles (107 d-108 c ; cf. 113 d-114 c).

Quant à la conclusion du grand mythe, elle nous ramène aux idées qui ont inspiré la première et la deuxième partie de l’entretien, à ces idées de confiant espoir, de foi en des croyances capables de soutenir cet espoir, d’exorcisme à l’égard de craintes funestes, d’instruction réconfortante (cf. 70 b, 77 e sq., 83 a). Mais, depuis, une démonstration est intervenue ; elle fait certes pressentir de nouvelles recherches ; dès à présent toutefois elle autorise à reprendre ces idées pour les systématiser, pour les lier en même temps à une vue générale du monde où vivent les hommes et à une représentation de leur destinée en rapport avec leur conduite. C’est ainsi que le contenu du mythe constitue un ensemble de motifs[92] pour entreprendre, en vue de participer à la vertu fondée sur la pensée, une lutte dont le prix est si beau et suscite un si magnifique espoir. Nul homme raisonnable certes n’oserait soutenir que les choses sont réellement telles que le raconte le mythe. Mais ce qui est certain c’est que, pour quiconque admet la démonstration qui a été proposée de l’immortalité de l’âme, cette croyance, ou une autre analogue relativement à sa destinée, est une croyance convenable et digne, portant sur un risque qu’il est beau d’accepter. Voilà donc pourquoi le philosophe est en face de la mort plein de confiance ; sa vie en effet a été une vie de renoncement volontaire aux biens du corps, qui sont étrangers à l’âme, mais au contraire d’attachement zélé aux biens qui en sont les biens propres : l’acquisition de la vérité, la justice, le courage, la liberté dans l’affranchissement des passions. Il ne peut donc être que tranquille le jour où le destin fixé par les Dieux (cf. 62 a, c) l’appelle à quitter la vie (114 c-116 a).

C’est donc à un pari qu’aboutit en dernière analyse le philosophe, à un calcul de chances analogue à celui qu’il faisait à la fin de la deuxième partie (cf. 84 ab), Mais ce calcul est maintenant mieux fondé : il l’est sur la base d’une preuve démonstrative. Ainsi, d’un bout à l’autre, le Phédon se présente à nous comme un sermon sur la mort : à travers les hésitations, les craintes, les doutes, il ne cesse de chercher des motifs de sérénité et d’espérance dans la détermination toujours plus exacte d’une certitude rationnelle.


Épilogue
(116 a-fin).

De l’épisode final il n’y a rien à dire n’ait été dit depuis longtemps : c’est un tableau d’une grandeur sobre et familière, qui émeut sans chercher à émouvoir, par le seul contraste de la sérénité de Socrate avec la douleur de ses amis, par la description précise de faits, dont chacun marque un progrès vers la complète libération du Sage.

IV

LE MYTHE FINAL DU PHÉDON

Le mythe qui termine la troisième partie du Phédon constitue une sorte de géographie générale, une étude de la structure de la terre, des îles Fortunées jusqu’au tréfond central du Tartare. Ce n’est donc pas seulement une représentation des lieux infernaux[93]. De plus, quelle que puisse être aux yeux d’un moderne l’étrangeté de ce morceau, il faut bien se garder d’y voir la fantaisie d’une imagination poétique : c’est au contraire une tentative très sérieuse pour donner d’un problème physique une solution autre que celle des cosmologies naturalistes et pour dépasser d’autre part les travaux de la géographie purement descriptive[94]. Sans doute cette solution est hypothétique ; elle ne vise qu’à la vraisemblance (cf. 108 c, d, e ; 114 d), et c’est pourquoi, tout comme la physique générale du Timée, elle se formule en un mythe, en une exposition narrative de ce que peuvent être selon toute apparence les faits dont il s’agit et leurs relations. L’objet de Platon est de concilier avec certaines données cosmologiques la conception finaliste qu’il s’est faite de l’univers et les exigences morales qui, dans sa pensée, ne se séparent pas de cette conception. Son point de départ est, comme on l’a vu, que les méchants doivent payer la peine de leurs fautes et les bons, recevoir la récompense de leur vertu ; ce qui suppose la survivance des âmes. La question est donc de savoir comment l’organisation physique du monde peut être vraisemblablement conçue pour satisfaire à ce double principe. Or tout cela lui tient beaucoup trop à cœur pour qu’on voie dans ce morceau, soit un jeu frivole, soit une concession aux croyances populaires ; mais il y a là, dira plus tard le Timée[95], comme une récréation pour le philosophe, qui se repose ainsi de la contemplation des pures Idées. En fait, dès que la complexité des choses concrètes ne permet plus de les rattacher à leurs essences intelligibles, le mythe devient indispensable ; mais, si en un sens, il est l’équivalent de la méthode des Physiciens (cf. p. xlvi, n. 1), c’est avec une exacte conscience de la valeur de l’explication qu’il apporte. Tout ce qui par conséquent n’a pu être démontré par la méthode logique appartient de droit à l’exposition mythique.

Une recherche d’origines dépasserait le cadre de cette notice[96]. C’est une tâche plus modeste, mais ici suffisante, d’analyser avec précision ce difficile morceau, en n’y cherchant que ce qui s’y trouve et en évitant de l’embarrasser par d’inutiles complications. Pour la clarté il semble préférable, au lieu de s’astreindre à suivre exactement l’ordre de l’exposition, de rassembler des indications dispersées et d’en distinguer qui s’entremêlent.

Le mythe se divise en trois parties : 1o des considérations, générales et spéciales, sur la terre dans son ensemble (108 e-111 c) ; 2o une description de l’intérieur de la terre et une hypothèse sur les phénomènes qui s’y produisent 111 c-113 c) ; 3o une détermination du rapport qui lie tout cela à la destinée des âmes après la mort (113 d-114 c).

I. Platon pose tout d’abord, comme des données cosmologiques qu’il faut accepter, la sphéricité de la terre, sa position centrale dans l’univers et son immobilité. Cette dernière résulte, non de l’existence de quelque support extérieur tel que serait l’air d’Anaximène[97] (ou l’eau de Thalès), mais de ce que dans l’univers tout est, autour d’elle, égal de tous côtés : sollicitée en tous sens par des forces égales, elle doit rester en équilibre (108 e-109 a).

La terre que nous habitons, nous ou d’autres hommes pareils à nous, n’est pas la totalité de la terre ; celle-ci est en réalité un très grand corps[98] et qui comprend trois parties ou, si l’on veut, trois terres concentriques ; l’une qui est au-dessus de celle que nous habitons, nous et d’autres hommes, la troisième au-dessous.

1o La terre supérieure est la terre pure, le paradis terrestre. Nous ne nous apercevons pas qu’elle existe, parce que notre situation est celle d’un homme qui, placé à mi-hauteur entre le fond de la mer[99] et sa surface, s’imaginerait avoir atteint celle-ci quoiqu’il soit incapable de s’élever au-dessus ; pour cet homme le ciel serait la partie de la mer qui le sépare de la surface. De même nous, nous prenons pour le vrai ciel l’air qui est au-dessus de nos têtes, parce que c’est dans cet air que nous voyons se mouvoir les astres ; nous croyons donc être à la surface de la terre, tandis que cette surface est au-dessus de nous. Si nous pouvions nous y élever, nous nous rendrions compte que les astres se meuvent, non pas dans l’air, mais dans l’éther. Pour la terre supérieure, l’éther est donc l’équivalent de notre air, et l’air, l’équivalent de notre eau : eau, air, éther forment une hiérarchie ascendante ; le vrai ciel l’emporte sur la terre supérieure d’autant que celle-ci sur la terre moyenne, celle des hommes semblables à nous, et qu’à son tour cette dernière l’emporte sur la mer[100].

Pour un spectateur placé au dessus, la terre pure aurait l’aspect d’un ballon divisé en douze quartiers dont chacun a sa couleur propre (cf. p. 89, n. 3). Ces couleurs, dont trois seulement sont nommées : le pourpre, le jaune d’or et le blanc, ont dans cette région privilégiée une beauté, une pureté, un éclat dont nous ne pouvons avoir aucune idée, pas plus d’ailleurs que nous n’avons idée des autres couleurs qui s’y trouvent encore. De toute façon c’est un paradis. Le poli des roches, la coloration, la transparence, le volume des gemmes y sont incomparables ; l’or et l’argent s’y montrent en abondance à la surface du sol. Les saisons y sont mieux tempérées. La vie végétale y est plus riche. Les animaux y sont plus beaux, plus grands et comptent des espèces inconnues de nous. Les hommes y sont exempts de maladies et y vivent beaucoup plus longtemps ; leurs sens et leur intelligence y ont plus de pénétration et de portée : ils voient tels qu’ils sont réellement le soleil et la lune ; ils sont en relations directes avec les Dieux, qui leur parlent face à face et leur dévoilent l’avenir. Car ces Dieux habitent réellement parmi eux. Dans ces conditions le bonheur des hommes d’en haut est un bonheur parfait.

Enfin il existe pour eux trois habitats possibles, en rapport avec le rôle et les usages qui appartiennent là-haut à l’air, comme chez nous à l’eau : ou bien l’intérieur du continent ; ou bien la partie de ce continent que, telle une mer, baigne l’air ; ou bien des îles plus éloignées du continent et complètement entourées d’air (les Îles des Bienheureux ou Îles Fortunées).

2o Mais cette partie supérieure d’une terre qui dans sa totalité est sphérique a en grand nombre des dépressions et des creux[101], différents par leur étendue, par leurs formes, par leurs caractères. Dans ces dépressions viennent sans cesse se déposer ensemble, comme des sédiments abandonnés par l’éther, de l’air et des vapeurs avec de l’eau. La mer autour de laquelle nous vivons occupe le fond d’une de ces dépressions. Puisqu’elle n’est pas la seule, il est clair que notre habitat, s’étendant des colonnes d’Hercule au Phase (cf. 109 b), ne constitue qu’une toute petite portion de la terre.

Comme les dépressions sont pleines d’un air qui se mêle à des vapeurs et à de l’eau, et que la terre moyenne est toute faite de telles dépressions, les couleurs n’y peuvent garder les qualités qu’elles avaient sur la terre supérieure : les prétendues couleurs pures que distinguent les peintres ne sont en effet que de pâles échantillons de celles-là. D’autre part l’impureté de la lumière fait que la mer ou le sol brillent d’une couleur uniforme, dont le fond continu semble porter un bariolage (cf. p. 90, n. 1). — Ce qu’on sait déjà de la terre d’en haut suffit à faire deviner combien en ce bas monde doivent être imparfaites les conditions climatériques, les productions minérales (ainsi nos pierres précieuses ne sont que des éclats des gemmes d’en haut), végétales, animales, aussi bien que la vie, les sensations et la pensée des hommes. Pour la plupart de ces choses il existe une cause de dégradation ou de maladie : c’est la putridité qui infecte et la salure marine qui ronge[102]. Bref, dans ces bas-fonds de la terre il n’y a que laideur, souillure, corruption, et nous sommes, nous comme nos pareils, aussi inférieurs aux hommes de là-haut que l’eau l’est à l’air, et l’air à l’éther.

II. Maintenant Platon va nous introduire dans l’intérieur de la sphère de la terre totale. Ce dedans, la troisième terre, est en somme formé par des dépressions nouvelles de ces premières dépressions qui constituaient la terre moyenne ; elles en sont les prolongements, mais hors de notre vue ; car les lieux dont il va être question sont le domaine de l’Invisible (cf. 80 d). Or, c’est dans les parties basses de la terre moyenne que sont les mers et les lacs dont nous ne voyons pas le fond, que coulent les fleuves, dont plusieurs disparaissent à nos yeux dans les profondeurs de la terre. C’est donc par la constitution de la région intérieure qu’il s’agira d’en expliquer l’existence et les caractères, en déterminant une relation physique entre cette région et celle que nous habitons, nous ou nos pareils, autour de cette mer ou autour d’autres mers dans lesquelles se déversent des fleuves. C’est donc, en un sens, un problème hydrographique qui intéresse ici Platon[103], ou plutôt un problème général d’écoulement, car les fleuves et les lacs peuvent être aussi de feu liquide : au voisinage de la mer, notamment en Sicile, il y a des volcans d’où jaillissent des laves et de la boue, qui forment ensuite (cf. 111 de) de vrais fleuves.

Puisqu’il existe une relation entre les dépressions de la terre moyenne et celles de la terre inférieure, il est naturel que ces dernières constituent des abîmes (χάσμα), plus ou moins largement ouverts que les dépressions connues de nous et qui les prolongent sur une profondeur plus ou moins grande[104]. Par des orifices plus ou moins larges et par des voies de passage (διέξοδοι), qui se trouvent en maints endroits sous la terre, ces dépressions communiquent entre elles, non pas nécessairement, comme on le verra[105], chacune avec chacune, mais toutes avec les dépressions de notre terre et avec une dépression intérieure centrale (cf. 112 cd). En outre, puisqu’il y a au cœur de la terre de telles dépressions avec des voies d’écoulement, il doit s’y trouver aussi des lacs de liquide stagnant analogues à nos mers intérieures, et des fleuves analogues à nos fleuves : lacs et fleuves d’eau chaude ou glacée, claire ou boueuse à des degrés divers, lacs et fleuves de feu semblables à nos torrents de lave ou de cendres brûlantes.

À la vérité, le problème comporte deux questions : la première est de savoir pourquoi ces voies de passage sont celles d’un courant et d’où en provient originairement le flot ; la seconde, de savoir pourquoi ce qui coule est de l’eau, ou du feu, ou de la boue. La réponse à la première question est fournie par la théorie du balancement de l’eau centrale (111 e) ; la réponse à la seconde est liée à la considération des terrains, desquels tiennent leurs caractères les fleuves qui les traversent (112 a), et, par conséquent, aux hypothèses de Platon sur le trajet réel des courants.

1o Parmi tous les abîmes intérieurs de la terre, il en est un qui s’enfonce beaucoup plus profondément que les autres : c’est le Tartare. C’est une dépression pleine d’eau et qui va jusqu’au centre de la sphère terrestre[106]. Quand Platon dit que celle-ci est traversée de part et d’autre en son entier par le Tartare (112 a), il ne faut pas entendre que ce soit une sorte de puits à deux orifices, dont chacun s’ouvrirait à l’un des pôles d’un axe quelconque passant par le centre. Il est bien vrai que le Tartare traverse la terre en passant par le centre ; mais c’est en ce sens qu’il est la cavité où se rejoignent toutes les dépressions intérieures, et que celles-ci continuent des dépressions extérieures de la terre moyenne. Or les axes de deux dépressions opposées ne sont pas nécessairement les deux moitiés d’un axe unique. Par suite le Tartare n’est pas une sorte de diamètre de la terre ; il est plutôt, au voisinage du centre de la sphère, le domaine commun d’une pluralité de rayons qui s’orientent diversement vers la périphérie. Comme d’autre part ce centre n’est qu’un point géométrique, il ne peut être pour l’eau un point d’appui, ni une base (112 b). Ainsi le Tartare est au cœur de la terre une sorte de noyau aqueux duquel partent, comme des branches ou des épines de directions divergentes, les conduits qui relient à d’autres cavités intérieures ou extérieures la cavité centrale où se trouve ce noyau.

Le Tartare étant ainsi constitué, comment se comportera l’eau qu’il enferme ? — Nulle part, observons-le tout d’abord, Platon ne dit que le centre de la terre, autour duquel est le Tartare, soit le lieu où tendent tous les corps en vertu de la pesanteur, ni qu’il soit à ce titre le bas pour eux et pour le monde. Bien au contraire les termes haut et bas n’ont à ses yeux qu’une signification purement conventionnelle (112 c). C’est ainsi que le même mouvement en vertu duquel les eaux descendent vers le Tartare est vers le centre un mouvement de montée. Or, d’après le Timée (62 c), ce qui s’appelle le bas est le lieu où tous les corps de même sorte tendent à se rassembler en une masse homogène ; ici donc ce centre de la terre vers lequel descendent les eaux est un bas, pour cette seule raison que la cavité du Tartare est le lieu des eaux. Mais en revanche il n’y a aucune raison pour que, une fois atteinte la masse commune, les eaux qui y affluent de toutes les directions dépassent le centre géométrique de cette masse. Celui-ci cependant n’est pas, on l’a vu, une surface solide où elles trouveraient un point d’appui. Mais elles ne sont pas non plus elles-mêmes des forces de sens contraire qui, constamment égales, se feraient équilibre. En effet l’eau du Tartare est soumise à une sorte de balancement de haut en bas et inversement, mouvement comparable à celui de l’air dans la respiration (111 e, 112 b). À la vérité, le va-et-vient alternatif de l’air par les mêmes orifices ne répond pas exactement au cas présent. Sans doute la comparaison traduit bien ce fait qu’un départ d’eau est compensé par un apport, mais il y a ici quelque chose de plus : en même temps qu’une masse d’eau s’élève, une autre s’abaisse. Il semble donc que le choc mutuel des masses d’eau tombant de tous les côtés dans la cavité centrale y détermine tout près du centre une sorte de « barre », qui fait osciller le flot et le projette en même temps d’un côté et du côté opposé. Au surplus cette oscillation s’accompagne d’un bouillonnement du flot ; car l’air, avec le souffle qui l’accompagne, s’associe à ces mouvements (112 b ; cf. 114 a et p. 93, n. 2). Cette action parallèle de l’air et de son concomitant naturel s’explique d’ailleurs aisément par le mélange de l’air avec l’eau dans ces dépressions extérieures (cf. 109 b ; 110 c, e) dont les dépressions intérieures ne sont que le prolongement. De la sorte, à chaque mouvement de bascule, le souffle provoquera dans cette eau mêlée d’air des vents impétueux qui l’agiteront violemment.

En vertu donc de ce mouvement intérieur d’oscillation, dès qu’une masse d’eau s’est jetée dans le Tartare par une des bouches de celui-ci, aussitôt par une autre bouche une autre masse d’eau en jaillit : réceptacle commun de tous les fleuves de toute sorte, il en est aussi la commune source. Or, pour un même fleuve le rapport du point de départ et du point d’arrivée est bien déterminé : une masse d’eau jaillie du Tartare, en suivant le conduit qui à cet endroit s’offre à elle, descend aussi loin qu’elle peut descendre ; mais, puisque cette descente signifie en même temps une montée vers le centre, le point d’embouchure sera nécessairement, à un degré d’ailleurs variable (112 d, 113 b), plus voisin du fond de la sphère que le point d’émission. S’il en était autrement, le Tartare, étant à la fois l’origine de l’amont et le terme de l’aval, l’un et l’autre se confondraient : il n’y aurait plus de courant et la source serait l’embouchure. — Comment doit-on cependant se représenter leurs positions par rapport au centre géométrique de la sphère ? Platon distingue trois cas (112 de) : ou bien la bouche de sortie et la bouche de rentrée sont à l’opposé l’une de l’autre ; ou bien elles sont du même côté ; ou bien enfin, en se rapprochant toujours davantage du centre vers lequel il remonte sans pouvoir le dépasser, le fleuve fait sur lui-même un ou plusieurs tours complets, à la façon d’un serpent qui s’enroule, et la remontée se fait d’un côté aussi bien que de l’autre par rapport au centre, l’embouchure étant d’ailleurs toujours plus voisine du fond que la source.

Ceci dit, voyons comment se fait la distribution des eaux à partir du Tartare et jusqu’au Tartare. Comme la nôtre, la terre intérieure possède, on le sait, des dépressions et des voies d’écoulement. Celles-ci sont comparées à des rigoles d’irrigation (112 c, d) préparées pour recevoir l’eau qu’on y distribue. L’eau y est envoyée par à-coups, mais suivant une succession régulière et de manière à produire l’apparence d’un courant continu. D’autre part ces voies d’écoulement, en même temps qu’elles mènent toutes au Tartare, font communiquer aussi les régions intérieures avec les régions extérieures, la nôtre ou ses pareilles. Quand donc l’eau du Tartare est soulevée par l’oscillation, elle remplit les voies d’écoulement de la région intérieure et invisible ; puis elle passe dans celles de la région extérieure et visible ; le gros du flot les remplit en s’infiltrant sous la terre, en passant par tous les pertuis ; il alimente ainsi ces sources, ces fleuves, ces lacs, ces mers que nous voyons, nous ou nos semblables. Mais ensuite, de nouveau il s’enfonce sous la terre et revient ainsi jusqu’au Tartare par un trajet plus ou moins long (111 e s. in., 112 cd, 113 c 3). Comme ce mouvement de va-et-vient ne s’interrompt jamais, Platon peut dire à bon droit (111 d 5) des fleuves intérieurs qu’ils sont intarissables : lorsqu’en bas les voies d’écoulement sont moins pleines, elles le sont davantage en haut, et réciproquement. En résumé, tout ce que nous ou nos semblables voyons couler (sources et fleuves), ou s’arrêter de couler pour former dans des creux plus vastes des bassins de stagnation (lacs et mers), tout cela correspond à une disposition analogue des profondeurs invisibles de la terre, et en provient. À la vérité il ne s’agit sans doute que de l’état actuel des choses ; car l’existence même de la masse d’eau centrale suppose à l’origine le dépôt de l’air et des vapeurs aqueuses abandonnées par l’éther. Du moins y a-t-il toujours actuellement (et bien que parmi les courants les uns soient plus intérieurs et d’autres plus extérieurs) correspondance et communication entre ce qu’improprement nous nommons la surface et ce que, moins improprement, nous nommons le fond. Il s’ensuit enfin, semble-t-il, que l’exposition de Platon ne concerne pas du tout un mouvement des courants d’un hémisphère à l’autre, et encore moins, comme le disent unanimement les commentateurs, d’un hémisphère Nord à un hémisphère Sud, mais la relation de ce mouvement entre les parties invisibles et les parties visibles d’une terre sphérique, qui autour de son centre a la masse d’eau du Tartare.

2o Plus spéciale, la deuxième question (112 a-113 c) est de savoir quels sont les divers courants, leurs caractères propres, leur trajet. Il y en a beaucoup et de très grands, dont chacun a son bassin de stagnation ou sa mer. C’est au moins le cas pour les quatre que Platon s’est contenté de nommer. Étant donné en outre que les caractères propres d’un fleuve dépendent des terrains qu’il traverse, on pourra, dans la mesure où l’on connaît ceux-ci, en induire la nature du sol sur le trajet de chaque fleuve : c’est ce que Platon paraît avoir voulu faire pour deux d’entre eux, le fleuve de feu et le fleuve de glace. En cela sa géographie n’est peut-être pas d’ailleurs une conception entièrement arbitraire (cf. p. 95, n. 1 et 2).

Le premier des grands fleuves de la terre est le fleuve Océan. De tous c’est le plus grand et celui qui décrit le cercle le plus extérieur : par quoi il faut sans doute entendre le circuit le plus superficiel et le plus distant du centre. Il est le seul dont le bassin de stagnation ne soit pas nommé et sans doute n’est-ce pas la Méditerranée seulement ; il existe en effet d’autres habitats humains disposés, comme celui que connaissent les Grecs, autour de mers visibles (cf. 109 b).

L’Achéron est à l’opposé de l’Océan et coule en sens contraire ; ce qui signifie sans doute que par rapport au noyau aqueux du Tartare son conduit d’émission fait face, sur l’autre côté, à celui d’où sort l’Océan. Son bassin de stagnation est le lac Achérousias. Opposé comme il l’est à l’Océan dont l’extériorité a été signalée, ayant dans la vie d’outre-tombe le rôle qui lui est attribué ici et plus bas, l’Achéron est vraisemblablement un fleuve surtout intérieur et, comme le dit d’ailleurs Platon en usant de l’expression commune, souterrain (112 e 9). Cependant, puisqu’il traverse des déserts, c’est-à-dire des lieux où nul homme n’a pu pénétrer ou habiter[107], il est vraisemblable qu’une partie de son cours est superficielle. Au surplus, s’il est vrai que tout fleuve est une voie de communication entre la terre invisible et la terre visible, il n’y a aucun fleuve qui soit entièrement intérieur ou entièrement extérieur.

Le troisième fleuve, le Pyriphlégéthon offre un intérêt particulier pour l’intelligence du mythe. Comme l’Achéron, il a un rôle important dans la destinée infernale des âmes : c’est donc, lui aussi, un fleuve à cours principalement intérieur. Après être sorti du Tartare à mi-distance des deux autres, il rencontre une vaste région pleine de feu[108]. Sur ce sol embrasé son courant change de caractère : l’eau en est rendue trouble et boueuse par les cendres qu’elle entraîne ; c’est une coulée de matières en fusion[109], un torrent de lave brûlante. Ainsi transformée, cette eau s’étend alors en un immense lac, mer souterraine plus vaste que notre Méditerranée. Au sortir de cette mer le Pyriphlégéthon s’enroule plusieurs fois sur lui-même dans la terre. Par l’un de ces circuits il longe extérieurement le lac Achérousias, mais sans qu’aucune communication se fasse entre leurs eaux. En d’autres circuits au contraire il touche à des voies de passage qui mènent à l’extérieur ; par elles il vomit une partie de sa lave, qui coule en un torrent que précède une rivière de boue. La théorie des volcans est donc une spécification de la doctrine hydrographique générale : le feu de leurs éruptions n’est que de l’eau transformée par son passage sur un sol embrasé. Enfin, après avoir multiplié dans la terre les spirales dans lesquelles, avant de rejoindre le Tartare, il éteint son ardeur ou dépose ses boues en alluvions, il vient s’y jeter plus bas que tous les autres fleuves et, comme l’exige la théorie, en n’y rapportant que de l’eau.

Aux caractères de ce dernier fleuve s’opposent ceux du quatrième, le Cocyte : c’est en effet, semble-t-il, le fleuve froid par excellence. D’autre part c’est, comme les deux précédents, un fleuve infernal. Le Pyriphlégéthon partait du Tartare à mi-route entre l’Achéron et l’Océan, dont les sources sont aux deux pôles d’un diamètre du noyau du Tartare ; à son tour le Cocyte, faisant face au Pyriphlégéthon, doit avoir sa source à mi-distance de l’Achéron et de l’Océan, mais sur l’autre pôle d’un diamètre perpendiculaire au précédent. De même son embouchure est à l’inverse de celle du Pyriphlégéthon et probablement, comme la sienne, très près du centre. Semblablement enfin c’est un fleuve à circuits nombreux, mais dont la direction est inverse. L’un de ces circuits le conduit comme le précédent au voisinage du lac Achérousias, mais du côté opposé et, cette fois encore, sans que les eaux communiquent. La région de feu dans laquelle presque tout de suite au sortir du Tartare entrait le Pyriphlégéthon était certainement une région intérieure, puisqu’il crache ensuite au dehors une partie de ce que charrie son cours ; sa mer aussi était souterraine. Il semble au contraire que la Région Stygienne, à laquelle parvient tout d’abord le Cocyte, ainsi que le Lac Styx où il épand ensuite ses eaux, soient aux yeux de Platon des lieux superficiels. Car c’est seulement ensuite qu’il s’enfonce sous la terre (113 c) et qu’il y commence les multiples circuits qui le ramèneront au Tartare. D’un autre côté, tandis que la région où se transformait le Pyriphlégéthon était une région brûlante, celle où se glacent les eaux du Cocyte est un pays sauvage et terrible, sur lequel est répandue une coloration bleuâtre qui fait penser aux terres septentrionales.

III. Mais cette exposition, on l’a vu (p. lxvi), n’a pas sa fin en elle-même. Ce que sont toutes les choses dont elle parle, elles le sont en vue du bien, en vue d’une fin spécifique qui est la destinée des âmes après la mort (113 d-114 c). Ce qu’il y a à cet égard de remarquable dans le mythe du Phédon, c’est la façon dont il décompose la terre réelle, plaçant le domaine des œuvres de vie entre une région périphérique et presque céleste, celle des récompenses, et une région intérieure et centrale, celle des expiations. Cette dernière est le royaume d’Hadès : tous les morts y sont jugés ; mais ceux-là seuls y restent qui ont une peine à subir. Les justes, les saints, les philosophes la quittent aussitôt après le jugement pour gagner le séjour où, sans avoir cependant quitté la terre, ils mèneront près des Dieux et avec leurs égaux la vie bienheureuse (cf. p. 86, n. 5 ; p. 96, n. 3 ; p. 97, n. 1). Cette existence, telle que la décrit le Phédon comme une béatitude actuelle, ressemble singulièrement à cet Âge d’or que, d’après le Politique, toute l’humanité a connu jadis au temps de Cronos (cf. p. 90, n. 2), alors que l’ordre établi par Dieu n’avait pas encore été bouleversé et qu’elle ignorait le mal et la mort. Ainsi la division de la terre en ses trois régions serait comme une manifestation de la déchéance et de la perversion générales : c’est pourquoi aussi la vertu est devenue un effort difficile, et la vie du Sage, une vie de mortification.

Conduits par leur Génie individuel, les trépassés (cf. 107 d)[110] arrivent au lieu où ils doivent être jugés. Le jugement les répartit en cinq catégories. D’abord deux grandes classes : l’une de ceux qui ont bien et saintement vécu, et qui paraît comporter deux degrés dont le plus haut appartient aux philosophes ; l’autre de ceux dont la vie n’a pas été telle. À son tour cette seconde classe se subdivise en trois : ceux dans la conduite desquels le mal et le bien se sont mêlés ; les pécheurs dont les fautes admettent la possibilité d’une expiation rédemptrice ; enfin les auteurs de crimes inexpiables.

Après le jugement, les justes, n’ayant plus de raison d’être assujettis à l’emprisonnement des lieux infernaux, s’en vont donc habiter leur Paradis, dont la plus belle partie est réservée à ceux qui, par une vie philosophique, ont réalisé en eux une purification parfaite ; à propos d’eux seuls il est parlé d’existence incorporelle[111]. Quant aux trépassés de vie moyenne, embarqués sur le fleuve Achéron, ils arrivent ainsi au lac Achérousias : c’est dans ce séjour qu’ils paient la peine de leurs fautes et reçoivent le prix de leurs bonnes actions : avant d’être relancées dans la génération, leurs âmes restent plus ou moins longtemps dans ce Purgatoire, lieu de purification et de rédemption (cf. 113 a). D’autre part, le Pyriphlégéthon et le Cocyte reçoivent chacun, après qu’ils ont séjourné dans le Tartare, une sorte particulière de grands criminels, tous ceux qui du moins n’ont agi que sous l’empire de la colère. Quand ces fleuves les ont conduits près du lac Achérousias, ces malheureux implorent à grands cris le pardon de leurs victimes qui, logées dans leur Purgatoire, ne sont pas elles-mêmes des âmes innocentes. Ont-ils enfin obtenu ce pardon ? Ils passent alors dans le lac[112] où s’achèvera leur rédemption. Sinon, ils doivent retourner au Tartare pour en repartir sur leurs fleuves respectifs. Quant à ceux dont les crimes ont été jugés inexpiables, ils sont immédiatement précipités dans le bouillonnant Tartare, d’où, au moins d’après l’eschatologie du Phédon (cf. p. 96, n. 1), ils ne ressortent plus ; ces âmes ne reviennent donc jamais à la génération : elles ne survivent que pour l’éternité de leurs expiations.

Tel est le mythe du Phédon. Moins purement eschatologique que celui du Gorgias, il fait pressentir les grands mythes cosmologiques du Phèdre et du livre X de la République, et même, plutôt par ce qu’il implique ou ce qu’il appelle que par ce qu’il dit, ceux du Politique ou du Timée.

V

ÉTABLISSEMENT DU TEXTE ET APPARAT CRITIQUE

Le texte a été établi d’après quatre manuscrits :

1. Le Bodleianus 39 (Bibliothèque bodléienne d’Oxford) ou Clarkianus, de la fin du ixe siècle. Sigle B.

2. Le Venetus, append. class. 4, no 1, de la Bibliothèque de Saint-Marc, qui dérive très probablement du Parisinus gr. 1807 (A) dont l’époque est à peu près la même que celle du Bodleianus. Comme le Paris. A ne contient plus que la seconde moitié du texte (8e et 9e tétralogies), ce ms. de Venise peut donc, en quelque mesure, en représenter la partie perdue. Il est de la fin du xie siècle ou du début du xiie. Sigle T.

3. Le Vindobonensis 54, supplem. philos. gr. 7, qui paraît appartenir à une tradition indépendante et remonte peut-être au xiie siècle. Sigle W.

4. Le Vindobonensis 21, qui date au plus tôt du xive siècle, mais représente une tradition bien antérieure. Pour le Phédon, il s’apparente à T jusque vers la p. 85 d’Estienne ; ensuite il s’accorde plus souvent avec B, ou avec telle des mains qui ont corrigé ce dernier manuscrit. Sigle Y.

Ces quatre manuscrits ont été intégralement collationnés, le premier d’après la reproduction phototypique qu’en a donnée chez Sijthoff, en 1898, T. W. Allen, les trois autres d’après des photographies qui sont la propriété de l’Association Guillaume Budé[113].

Quelques leçons intéressantes d’autres manuscrits ont été en outre mentionnées d’après Schanz. Dans ce cas, au sigle communément employé on a joint la désignation précise du ms.

L’étude de la tradition indirecte offre un incontestable intérêt : celle-ci représente en effet, pour une époque donnée, un état de l’établissement du texte ou, si l’on veut, de l’édition. Toutefois il faut reconnaître que chaque cas mériterait, au point de vue historique comme au point de vue critique, un examen particulier. D’une façon générale il convient de distinguer entre les diverses sortes de citations textuelles. Les unes, occasionnelles et très courtes, sont probablement faites de mémoire[114] et ne constituent pas de sûrs témoignages. D’autres se dissimulent pour s’intégrer dans une composition de leur auteur ; elles sont donc altérées aux points mêmes où se fait cette incorporation, mais d’autre part elles sont beaucoup trop étendues pour n’être pas des transcriptions ; c’est le cas des morceaux de Platon qu’on trouve dans le Protrepticus de Jamblique (début du ive siècle). C’est également le cas pour les citations d’Eusèbe (même époque) ou surtout de Stobée (ve siècle), mais qui sont cette fois de véritables extraits, souvent très longs. Ces extraits ont à leur tour pu servir à d’autres citateurs : c’est ainsi que Théodoret, en beaucoup d’endroits, cite manifestement d’après S. Clément d’Alexandrie ou d’après Eusèbe. Les florilèges peuvent être de même la source des citations qu’on trouve chez les lexicographes et chez les grammairiens, mais il n’est pas impossible qu’eux-mêmes, ou leurs modèles, se soient servis de bonnes copies, nécessaires à leurs études. Tel devait être enfin le cas des commentateurs, pour les lemmes qu’ils inscrivaient en tête de chaque partie de leur commentaire, ou pour les citations qu’ils y intercalaient de l’ouvrage même dont ils faisaient l’exégèse : à cet égard le commentaire d’Olympiodore le Jeune (fin du vie siècle) sur le Phédon est, quoique incomplet, un document très précieux.

Schanz a dressé un inventaire analytique de la tradition indirecte, qui à chaque page de son édition précède l’apparat critique. Malgré mes recherches je n’ai trouvé que peu de chose à y ajouter, et rien d’important. Il m’a du moins été permis d’utiliser généralement de meilleures éditions critiques, où la tradition manuscrite des auteurs, au lieu d’être ramenée à celle de Platon, était respectée, ou tout au moins signalée dans l’apparat[115]. Quant à moi, dans le mien, je me suis borné à indiquer, d’une part comment se partage la tradition indirecte entre les variantes des manuscrits collationnés, d’autre part quelles sont ses propres variantes. Mais j’ai négligé de relever, soit les particularités orthographiques comme le ν final et le σ ou ξ initial, soit les variantes qui sont des fautes évidentes.

D’une façon générale je me suis efforcé d’alléger et de simplifier l’apparat critique. Quelques indications sont donc nécessaires sur la manière dont il a été établi et dont il doit être lu.

1o Les sigles des manuscrits ne figurent, en principe, que dans la deuxième partie de l’unité critique, c’est-à-dire avec les leçons qui ont été écartées. Une élimination très simple, puisque quatre manuscrits seulement sont en cause, permet donc de savoir dans lesquels se trouve la leçon qui a été suivie. — Exemples :

57 a 2 τὸ φάρμακον ἔπιεν : ἔπ. τὸ φ. W ‖

Cela signifie que W a ἔπιεν τὸ φάρμακον, leçon écartée, et que la leçon suivie, et rappelée dans la première partie de l’unité critique, se trouve dans BTY.

‖ 64 a 9 προεθυμοῦντό : προυθυ. Y προθυ. T. ‖

signifie que la leçon adoptée dans le texte, προεθυμοῦντό est celle de B et de W.

2o Par contre, le sigle du manuscrit figure même dans la première partie de l’unité critique : a) quand la lecture est douteuse (ut uidetur ou point d’interrogation) ; b) quand la leçon suivie se présente dans tel de nos quatre manuscrits à titre soit de correction, soit d’addition, soit de variante marginale désignée par γράφεται (γρ.) ou ἐν ἄλλῳ. Dans le cas de correction ou d’addition, le sigle du ms. est uniformément accompagné de l’exposant ², sans qu’on ait distingué la succession des mains. À la suite du sigle, on trouvera indiquée entre parenthèses la forme sous laquelle se présentent correction ou addition : retouche ou grattage de lettres (emendauit ou fecit ex, erasit) ; lettres écrites sur un grattage (in rasura) ; addition, soit au-dessus de la ligne (supra uersum), soit entre deux mots (addidit), soit en prolongement de la ligne (in uersus productione) ; indication d’un changement dans l’ordre des mots (transpositionis signum) ; indication d’un doute sur l’authenticité de la leçon (expunxit ou punctis notauit) ; additions dans la marge et variantes marginales ordinaires (in margine), non désignées spécialement par γράφεται[116]. — Exemples :

‖ 60 b 1 εἰς W² (s. u.) : ἐπὶ B² (s. u.) T2 (i. m.) WY ‖

D’où il suit que ἐπὶ est la leçon originaire de W et de Y, et, par élimination, que εἰς est originairement celle des deux autres, B et T. Mais un lecteur de W a indiqué au-dessus de la ligne le changement de ἐπὶ en εἰς, tandis que le changement inverse était signalé par un lecteur de B au-dessus de la ligne et, dans la marge, par un lecteur de T.

‖ 81 d 9 τροφῆς T (ut uid.) : τρυ. B² (υ s. u.) Y ‖

La leçon τροφῆς est donc celle de B, de W et, semble-t-il, de T ; mais pour ce dernier on peut hésiter, et, l’ο étant incomplètement fermé du haut, lire avec M. Burnet un υ ; cette lettre étant cependant d’habitude largement évasée dans T, la bonne lecture semble être τροφῆς. D’autre part, un lecteur de B a connu et signalé, au-dessus de la ligne, la leçon τρυφῆς, qui est celle de Y.

3o Quand le témoignage, soit du Papyrus d’Arsinoë[117], soit de la tradition indirecte, s’ajoute pour le choix d’une leçon à l’autorité de tel ou tel de nos manuscrits, cette justification figure dans la première partie de l’unité critique, placée entre parenthèses et précédée de et. Si les manuscrits du citateur ne s’accordent pas entre eux, la divergence est signalée, soit par l’exposant n après le nom du témoin, soit, quand il s’agit d’une revision ultérieure d’un manuscrit unique (c’est le cas pour le commentaire d’Olympiodore sur le Phédon) par l’exposant ¹. — Exemples :

‖ 60 b 5 αὐτὼ (et Stob.n) : — τὰ Y ‖

On doit comprendre que αὐτώ, qui est donné par tous les manuscrits à l’exception de Y, est en outre la leçon d’un ou de quelques manuscrits de Stobée, tandis que les autres ont la leçon de Y qui a été écartée, αὐτά.

‖ 60 c 4  : ὧν Stob.

Nos quatre manuscrits du Phédon ont donc , tandis que tous les manuscrits de Stobée donnent ὧν.

‖ 81 c 2 ἀλλὰ B² (καὶ exp.)(et Ars. Stob.) : ἀ. καὶ B ‖

Cela veut dire que, B seul ayant ἀλλὰ καὶ, la leçon de TWY : ἀλλὰ sans καὶ, est en outre indiquée dans B par les points dont on a surmonté καὶ et enfin confirmée par le Papyrus d’Arsinoë et par Stobée[118].

4o Passons au cas où la leçon suivie provient, soit d’une correction ou d’une variante marginale dans un de nos quatre manuscrits, soit d’un des manuscrits que je n’ai pas moi-même collationnés, soit de la tradition indirecte, soit enfin d’une conjecture de quelque critique, et où d’autre part nos quatre manuscrits ont unanimement la leçon écartée. On s’est alors contenté, après avoir mentionné dans la première partie de l’unité critique la provenance de la leçon suivie, d’inscrire dans la deuxième partie : codices (abréviation : codd.). — Exemples :

‖ 57 a 7 Φλειασίων Burnet : Φλια. codd.

Tous nos manuscrits ont la leçon écartée ; le texte adopté s’autorise d’une correction de M. Burnet, que justifient les textes épigraphiques contemporains.

‖ 96 e 6 του T² (em. ut uid.) : τοῦ codd.

Autrement dit, nos quatre manuscrits ont la leçon écartée, τοῦ. Mais του, qui est dans T, y semble provenir d’un grattage de l’accent circonflexe.

5o Certaines particularités orthographiques ont été systématiquement négligées dans l’apparat : ainsi les formes γίνεσθαι au lieu de γίγν., ἀπομιμνῄσκειν et θνῄσκειν ou ἀποθνῄσκειν, avec ou sans ι ascrit, δῆλα δή ou δηλαδή, ὧδε ou ᾧδε, etc. En général je me suis conformé à l’orthographe des mss. et à leurs formes grammaticales : avec eux, j’écris νῦν δή et non, comme le fait presque uniformément M. Burnet, νυνδή ; je ne substitue pas la désinence , pour la 2e pers. de l’indicatif présent du moyen, à la désinence ει qui est chez eux constante, ou peu s’en faut. Deux autres petites questions de ce genre sont particulièrement embarrassantes, celle du σ ou du ξ, dans les mots composés avec συν, et celle du ν éphelkystique. Pour l’une et l’autre je me suis tracé une règle toute conventionnelle. Pour la première, je me suis résolu à écrire aussi bien ξυν que συν autant de fois que c’était la graphie unanime de mes quatre manuscrits, mais toujours συν dans le cas contraire, la graphie propre à chacun étant alors notée dans l’apparat. De même pour le ν final non-euphonique : en cas de désaccord des manuscrits, je l’ai maintenu devant toute suspension possible de la voix, qu’elle soit marquée ou non par un signe de ponctuation. Ainsi, on trouvera dans le texte et dans l’apparat un reflet assez fidèle de la tradition manuscrite[119], jusque dans ses incertitudes souvent déconcertantes.

En ce qui concerne le texte lui-même, je n’y ai fait qu’une seule fois (116 b 7) usage des crochets droits. En général si un ou plusieurs mots semblent constituer une interpolation d’une évidence indiscutable, ils sont exclus du texte et rejetés à l’apparat critique. Dans le cas contraire, ils sont conservés dans le texte, et l’apparat mentionne les athétèses des éditeurs. D’une façon générale, les interpolations sont plus faciles à supposer qu’à prouver : la plus grande prudence s’impose donc à cet égard[120].


SIGLES


  1. Ars.B = cod. Bodleianus 39.
  2. Ars.T = cod. Venetus, app. class. 4, no 1.
  3. Ars.W = cod. Vindobonensis 54, supplem. philos. gr. 7.
  4. Ars.Y = cod. Vindobonensis 21.
  5. Ars. = papyrus d’Arsinoé.


Découvert en 1890 dans le Fayoum par M. Flinders Petrie, ce papyrus faisait partie du cartonnage d’une momie. Il date du milieu du IIIe siècle avant J.-C. Son autorité ne doit pas cependant, quoi qu’on en ait pu penser, prévaloir contre celle de nos manuscrits médiévaux. Ceux-ci dérivent en effet d’éditions savantes ; le papyrus au contraire est vraisemblablement une copie, faite par un simple particulier et pour son usage personnel, de passages du Phédon qui l’intéressaient.


Sur la tradition manuscrite, voir la Notice, p. lxxix et sq.

Sur la tradition indirecte, ibid. p. lxxx et sq.


  1. Peut-être est-ce le Banquet, auquel se référerait l’expérience qu’Échécrate, dans le Phédon 59 b, est censé avoir du caractère d’Apollodore. Voir plus bas.
  2. Voir la notice sur ce dialogue.
  3. 65 d ; 72 e-73 b ; 74 a ; 75 cd ; 76 b, d ; 78 a ; 92 d ; 100 b ; 102 b. — 100 d.
  4. 74 a sqq., 96 e sqq., 101 bc, 102 b sqq., 103 e sqq., 110 d, 111 b.
  5. Ce problème sera examiné un peu plus loin, p. xv sqq.
  6. Cf. S. Reinach, Panaitios critique (Rev. de Philologie 1916, 201-209).
  7. Les membres d’un groupe philosophique, réunis autour d’un directeur, et que le groupe soit ou non constitué régulièrement en école, sont des associés et des confrères. C’est pourquoi le mot ἑταῖρος m’a paru devoir être rendu par camarade, plutôt que par ami.
  8. Diogène Laërce VIII, 46. Échécrate est mentionné aussi dans le catalogue des Pythagoriciens que dresse Jamblique à la fin de sa Vie de Pythagore (267) ; parmi les femmes pythagoriciennes est nommée une Échécratie de Phlionte, peut-être sa fille. Voir p. 1, n. 1.
  9. Le fait qu’Eschine avait aussi donné son nom à l’un de ses dialogues socratiques ne prouve rien par lui-même quant à l’autorité dont il jouissait (quoi qu’en pense Archer Hind, éd. du Phédon, Introd., p. 40).
  10. L’interprétation la plus répandue (cf. p. 54, n. 1) donne à toute la scène une tournure équivoque et, par rapport aux circonstances, singulièrement déplacée.
  11. Phlédon, disait-il, en faisant un calembour sur le nom.
  12. Avant de connaître Stilpon de Mégare, Ménédème (mort à 74 ans, peu après 278) avait été l’élève à Élis de Moschus et d’Anchipylus, successeurs de Phédon après Plistanus. Raison de plus pour ne pas éloigner beaucoup de la mort de Socrate la fondation de l’école d’Élis, à supposer même qu’elle ne fût pas antérieure. Enfin, si c’est vraiment une règle pour Platon (comme l’a indiqué M. L. Parmentier dans ses conférences de 1925 à la Sorbonne) de ne pas mettre en scène des hommes encore vivants, il est possible que Phédon fût déjà mort au moment de la composition du dialogue.
  13. Voir p. 8, n. 1 et p. 100, n. 3. — Il est assez difficile de préciser à quelle époque de l’année eut lieu la mort de Socrate : dans le Phédon il est question à la fois de la fête d’Apollon (61 a) et du pèlerinage à Dèlos (58 a-c). Or celui-ci avait lieu en février ou mars, tandis que la fête du Dieu se plaçait au début de mai ; en parlant de la fête, Platon a sans doute en vue les fêtes de Dèlos.
  14. Sur ces personnages, voir p. 3, n. 1.
  15. Il est naturel que ni Chéréphon (cf. Apol. 2 c-e sq.), ni Xénophon ne soient nommés : le premier, parce qu’il était mort avant le procès ; le second, parce qu’à ce moment il avait, depuis un an déjà, quitté Athènes pour prendre part à l’expédition de Cyrus ; sur la place de Xénophon dans le cercle socratique, voir mon article de l’Année philosophique, XXI, 1910.
  16. Comparer 58 e sq. avec 117 c sqq.
  17. Diogène Laërce II, 65 et III, 36.
  18. Sans doute ces idées sont plutôt celles du second Aristippe, le petit-fils du nôtre. Mais vraisemblablement elles étaient déjà celles de l’ancêtre qui combinait au Socratisme des influences héraclitéennes, transposées par l’enseignement de Protagoras.
  19. Diog. La. II, 124, écrit Simias.
  20. De plus, chez lui, on trouve la forme vraisemblablement correcte du nom de leur compagnon du Phédon : Phédondas (au lieu de -dès), comme Épaminondas, Pélopidas, etc. Quelques manuscrits écrivent Phédônidès.
  21. Simmias et Cébès sont nommés encore, avec référence explicite au Phédon, dans la XIIIe lettre platonicienne 363 a, falsification antérieure au ier siècle de notre ère (puisque le catalogue de Thrasylle, dans Diog. La. III, 61, la mentionne). Il est question de Simmias, appelé le Socratique, dans la Vie de Platon (ch. 6) et dans les Prolégomènes à la philosophie de Platon (ch. 1) qui sont connus sous le nom d’Olympiodore ; mais les idées qui y sont attribuées à Simmias ne sont qu’un commentaire de Phédon 76 b.
  22. Voir en particulier 61 b, 64 c fin, 75 d, 78 d, 84 d, 89 c, 91 ab, 101 de, 115 c.
  23. D’une façon générale ils sont appelés controversistes, ἀντιλογικοί, gens qui enseignent à parler pour ou contre, sans nul souci de la réalité et de l’essence des choses. C’est ainsi que l’élève des Sophistes qui a écrit les Doubles raisons (δισσοὶ λόγοι) rejette expressément toute recherche de ce genre, c’est-à-dire portant sur le τί ἐστι (Vorsokratiker de Diels, ch. 83, i 17).
  24. Pour ceci et ce qui précède voir les références, p. viii, n. 1.
  25. Voir le morceau de 96 a-101 a et p. 87, n. 1 fin.
  26. 60 e-61 b, 84 e sq.
  27. Pour tout ceci voir 61 c sqq. ; 63 bc, 69 d ; 111 b ; 118 a.
  28. Voir par ex. p. 17, n. 2 ; p. 21, n. 1 ; p. 22, n. 4 ; p. 40, n. 1 et n. 3 ; p. 41, n. 1.
  29. Notamment 66 b-67 b, 68 ab, 83 bc.
  30. Cf. 64 c-e, 68 b-69 d, 81 a-c, 82 c-84 b.
  31. Par ex. 60 a (cf. p. 5, n. 2), 116 b ; 115 bc, 116 a, c ; 98 e sq. ; 116 e sq.
  32. Aristote, Metaph. Α 6, 987 a, 32 sq.
  33. L’état d’esprit des assistants se peint surtout dans les passages suivants : 58 e-59 b, de ; 61 c ; 62 a ; 64 ab ; 77 e sq. ; 95 ab ; 101 b ; 116 a ; 117 c-e. C’est pour ne pas attrister Socrate qu’ils hésitent à présenter des objections, 84 d. Si ces objections affligent ceux qui les entendent, ce n’est pas parce qu’elles contredisent des doctrines auxquelles ils seraient attachés ; c’est parce qu’elles leur semblent capables d’ébranler leur confiance en Socrate et la paix de leur admiration 88 b-89 a.
  34. Dans son édition du Phédon (with Introd. and Notes, Oxford, Clarendon Press, 1911) et dans Greek Philosophy, I (London, 1914), chap. ix et x, fin. La thèse de l’historicité a été défendue aussi, indépendamment du premier travail de M. Burnet, par M. A. E. Taylor, Varia Socratica, I (St Andrews Univ. Publications IX, 1911). Voir mes articles Une hypothèse récente relative à Socrate (Revue des Études grecques XXIX, 1916, p. 129-165) et Sur la doctrine de la réminiscence (ibid., XXXII, 1919, p. 451-461).
  35. C’est déjà celui de Proclus (cf. Gr. Philos. p. 91) ou d’Olympiodore (in Phaedon., ad 65 d, p. 31, 16 sq. Norvin).
  36. Voir par ex. p. 63, n. 2.
  37. C’est ainsi qu’Aristote caractérise le λόγος σωκρατικός, Poet. 1, 1447 b, 9-20 ; Rhet. III 16, 1417 a, 18-21 ; fr. 61, 1486 a, 9-12.
  38. Voir par ex. p. 102, n. 3.
  39. En considérant la philosophie comme la forme la plus élevée de la musique, 61 a. Cette idée, pythagorique d’origine, est bien exposée dans les Lois III, 689 cd ; cf. Rep. VIII, 548 b et III, 411 c sqq.
  40. C’est sur une tradition que Socrate se fondera pour en parler, mais sur une tradition qui n’est pas, comme celle des Pythagoriciens (αὐτὸς ἔφα), soumise à la règle du Secret, 61 d s. fin.
  41. Littéralement « dans ce qui ne doit pas être divulgué ». Quand bien même Athénagore, en rapportant ce qui suit à Philolaüs (6, p. 6, 13 Schwartz), ne se fonderait pas sur une simple inférence tirée du Phédon, son assertion serait sans importance : en devenant, notamment avec Philolaüs, une école philosophique, le Pythagorisme cessait d’être une secte secrète. Encore moins s’agit-il ici des Mystères reconnus par la religion d’État, pour lesquels l’obligation du silence était absolue. Plus probablement la formule en question appartient à l’enseignement, moins fermé, des Mystères orphiques et même sans doute à quelque Discours sacré. — Sur le sens de φρουρά, que je traduis par garderie, voir p. 8, n. 2.
  42. Thème qu’une intervention de Criton (63 de) amène à reprendre pour le souligner fortement (c sq.).
  43. Cf. 80 d, 81 a ; p. 40, n. 1 et 3.
  44. 65 d, αὐτό signifie qui n’est que cela seul (voir p. 35, n. 1 et p. 39, n. 2), et en soi en même temps que pour nous, mais à condition que nous usions de la pensée sans aucun concours de la sensation. La chose en soi n’est donc pas, comme dans le Kantisme, strictement inconnaissable pour nous ; elle est au contraire chez Platon le connaissable par excellence.
  45. Cf. Cicéron, Tusc. I 29, 71-31, 75. Mais, quand Sénèque (Ep. 26, 8 sq.) donne à Lucilius ce conseil : Meditare mortem… Egregia res est condiscere mortem, ce n’est pas à Platon qu’il l’emprunte, c’est, il ne faut pas l’oublier, à Épicure ; on sait assez qu’aux yeux des Épicuriens, la mort « n’est rien pour nous ».
  46. Voir p. 22, n. 4. Ce thème mystique a été exploité par les poètes (cf. la fin du fr. 839 d’Euripide, Chrysippe) et par les philosophes, notamment par Empédocle. Mais Héraclite disait déjà : « C’est une même chose que ce qui est vivant et ce qui est mort, ce qui est éveillé et ce qui est endormi, ce qui est jeune et ce qui est vieux ; car par le changement ceci est cela, et cela de nouveau par le changement est ceci. » (fr. 78 Diels, 88 Bywater).
  47. Il est possible que Platon songe ici au célèbre passage d’Euripide qu’il cite dans le Gorgias 492 e, et qu’Aristophane a souvent parodié : « Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre ? » (fr. du Polyidos, 639 N.).
  48. Sous condition qu’ils ne soient pas, comme deux contraires, ainsi blanc et noir, objets immédiats d’un même savoir ; il y a ici au contraire deux connaissances distinctes et on passe médiatement de l’une à l’autre.
  49. Cette remarquable analyse de l’association des idées a été reprise par Aristote dans le De memoria (2, 451 b, 16 sqq.) : c’est de lui que vient la division classique entre le cas de la similarité, celui du contraste et celui de la contiguïté.
  50. Comparer République VI, 507 bc.
  51. Comparer le mécanisme de la preuve cartésienne de l’existence de Dieu par l’idée du Parfait.
  52. D’après le mythe d’Er (Rep. X, 621 a), les âmes avant de revenir sur la terre boivent l’eau du fleuve d’Oubli (Amélès). Ainsi ne s’abolissent pas seulement sans doute les souvenirs de leurs existences humaines, mais aussi les souvenirs déjà retrouvés de leur existence antérieure.
  53. À soi-même comme à autrui : c’est la caractéristique du dialecticien, Rep. VII, 534 b. Cf. p. 57, n. 1.
  54. Rappel de ce qui a été dit plus haut sur l’affranchissement de l’âme à l’égard du corps en tant que condition de la pensée ; principalement 66 d-67 a, 69 bc.
  55. Voir p. 35, n. 1 et p. 39, n. 2.
  56. C’est-à-dire chez Hadès ; voir p. 40, n. 1.
  57. Mais ce n’est pas, à proprement parler (comme le dit M. Burnet, Phaedo, sommaire de 80 c-84 b), l’application morale d’une théorie.
  58. Comparer 84 b avec 70 a et 77 b, e.
  59. Comparer 83 a, 82 e, 83 c avec 70 b, 77 e, 78 a.
  60. Ceux-ci, les φιλοχρήματοι, les φίλαρχοι, les φιλότιμοι sont opposés 82 c aux amis du savoir, aux φιλομαθεῖς, comme ils l’ont été 68 c, sous le nom générique d’amis du corps, φιλοσώματοι, au philosophe. Mais, le français ne possédant que ce seul décalque des composés analogues qui existent en grec, on est obligé, pour traduire les autres, d’user de périphrases.
  61. Rapprocher 83 a-c de 65 bc, 66 b-d, 79 d, 82 e.
  62. Comparer 84 a s. fin., avec 66 a, 79 a.
  63. Ce n’est jamais la souffrance, dit Platon 85 a, qui, comme on le croit, fait chanter les oiseaux : ni l’hirondelle, ni le rossignol, ni la huppe. Allusion à une légende attique : Procnê et Philomèle étaient les deux filles de Pandion, roi d’Athènes ; la première avait épousé Têrée, roi de Thrace ; celui-ci, ayant violé sa belle-sœur, lui fit couper la langue pour l’empêcher de révéler le crime ; elle réussit cependant par un subterfuge à en instruire sa sœur, puis toutes deux, pour se venger, firent manger à Têrée le corps de son fils Itys ; poursuivies par la fureur du père, elles furent changées, Procnê en hirondelle, Philomèle en rossignol, et Têrée lui-même devint la huppe.
  64. Le cygne est l’oiseau d’Apollon. Socrate parle ici comme dans l’Apologie 23 c, du « service du Dieu » (τὴν τοῦ θεοῦ λατρείαν) ; mais ici il n’explique pas pourquoi Apollon est son maître.
  65. Il accentue par une intervention d’Échécrate (88 cd) ce qu’a dit Phédon du désarroi et de l’inquiétude des assistants.
  66. Remarquer la reprise, 90 d fin, de la formule de 89 c fin ; la relation des deux parties du morceau est ainsi mise en évidence.
  67. Cette conception critique de la recherche, accompagnée de la conviction qu’il existe une vérité, ne s’oppose pas seulement aux Sophistes qui n’ont pas cette conviction, mais en même temps aux Pythagoriciens, qui acceptent sans critique la Parole du Maître.
  68. Voir p. 49, n. 3 et p. 60, n. 1-3.
  69. Plusieurs auteurs, et notamment Philopon dans son commentaire du De anima, attestent qu’Aristote avait utilisé cette argumentation dans un dialogue de sa jeunesse, Eudème ou De l’âme (tous les textes sont réunis dans le fr. 41 de Rose ; voir surtout 1482 b, 42-44, 1483 a, 5-18). Tandis que accord et désaccord, disait-il, sont deux contraires, l’âme n’a pas de contraire. D’autre part l’accord fait la santé, la force ou la beauté ; mais ce sont là des modalités de l’âme, non ce qui en constitue la nature.
  70. Aussi l’emploi de la proposition conditionnelle (avec εἰ, εἴπερ, ἐπειδή) est-il fréquent dans tout le morceau. On remarquera particulièrement les expressions qui marquent l’assentiment (ὁμολόγημα), la position des prémisses (ὑπόθεσις), la déduction des conséquences (ἐκ τούτου τοῦ λόγου, κατὰ τὸν ὀρθόν λόγον) : 93 c 1, 8 ; d 1, 2 ; e 7 sq. ; 94 a 5 ; b 1 ; c 2, 6.
  71. Cébès s’attend à être, à son tour, battu par l’argumentation de Socrate. Qu’il ne clame pas trop haut pourtant sa certitude ! Il risquerait ainsi de susciter contre cette argumentation la mystérieuse jalousie qui menace tout orgueil trop confiant et d’attirer sur elle le mauvais sort.
  72. Autrement dit, la qualité intensive qui constitue cette énergie peut décroître indéfiniment par une sorte d’alanguissement. C’est l’argument que, dans la Critique de la raison pure (II Th., II Abth., II Buch, I Hauptst. ; trad. Barni II, 15 sqq.), Kant a repris avec force contre Mendelssohn ; celui-ci dans son Phédon en avait en effet tenté une réfutation. Kant ne fait d’ailleurs aucune allusion à l’origine platonicienne de son argument. Je dois à l’amitié de M. Martial Gueroult d’avoir eu communication d’une pénétrante étude qu’il a consacrée à cette question et que publiera la Revue de Métaphysique et de Morale en 1926.
  73. Qui consiste à donner, en guise d’explication, des constatations et des descriptions, bref à nous amuser avec des histoires ou des fables, qui prétendent valoir par elles-mêmes au lieu d’être, comme les mythes de Platon, des extensions de l’explication rationnelle, l’histoire probable de ce qui n’est pas, mais devient. Cf. Soph. 242 c sqq.
  74. La nécessité particulière qui est dans le bien (cf. 97 e s. fin.) est l’obligation qui lie les choses entre elles ; il y a là, dans le grec, une allitération que le français ne permet pas de rendre complètement (ligare, lier).
  75. La phrase de Socrate 99 c : « puisque je n’avais eu le moyen, ni de la découvrir par moi-même, ni de m’en instruire près d’un autre » semble rappeler les deux premiers termes de l’alternative envisagée par Simmias 85 c. Ce serait donc aussi le souvenir de la métaphore nautique employée par celui-ci (d) qui suggérerait à présent la métaphore proverbiale du δεύτερος πλοῦς. On est par suite tenté de croire que, dans la pensée de Platon, le nouveau mode de navigation à employer correspond au troisième terme de Simmias : la révélation divine. Peu importe que, dans son sens habituel, le δεύτερος πλοῦς représente un pis-aller. Peut-être, en l’espèce, ce pis-aller conduira-t-il au but. Il est d’autre part tout à fait conforme aux procédés ordinaires de l’ironie, de présenter avec modestie une tentative d’où sortira la révélation de la vérité. D’ailleurs, si les Physiciens ont échoué dans la recherche de la cause véritable, Socrate n’a pas été jusqu’à présent plus heureux ; il serait donc peu naturel qu’il produisît orgueilleusement la nouvelle méthode comme une découverte de son propre génie. En somme, en insinuant ici que sa démonstration de l’immortalité a une valeur surhumaine, Platon ferait d’une façon détournée ce qu’il fait ailleurs ouvertement, par ex. Ménon 81 ab, Banquet 201 d, Philèbe 16 c.
  76. Il faut rapprocher les dernières pages de Rep. VI et, au début de VII, le mythe de la caverne : on doit commencer par contempler l’éclat des réalités idéales dans ces images que sont les symboles mathématiques, comme on contemple l’éclat des astres dans les images qui le reflètent ; bien que les choses idéales, dont les ombres se projettent sur le fond de la caverne, soient elles-mêmes des fabrications et supposent un artifice dont l’opération nous reste cachée, elles n’en ont pas moins une réalité infiniment supérieure à celle des objets de l’expérience sensible. — L’expression ἐν ἔργοις, 100 a s. in., est remarquable ; elle fait penser à l’ἐνέργεια d’Aristote : acte qui est à la fois forme logique et réalité ; qui, à l’état pur, est Dieu même.
  77. L’εἶδος, l’ἰδέα, c’est l’aspect caractéristique de la nature d’une chose, et par suite cette chose en elle-même. Cette signification primitive, où prédomine la considération des caractères sous lesquels se manifeste la chose, est assez bien rendue par forme. Mais, en conservant le décalque traditionnel idée, on marque mieux le sens logique que le terme a pris chez Platon : une idée n’est-elle pas d’ailleurs la représentation que l’intelligence se fait d’une chose en la réduisant à ses traits essentiels ? L’essence (οὐσία) d’une chose est contenue dans sa notion λόγος), qu’exprime son nom (Lois X, 895 d-896 a).
  78. La doctrine exposée ici est celle dont le Parménide place la critique dans la bouche du vieil Éléate, 130 a-135 c.
  79. Sans s’arrêter aux controverses auxquelles le texte a donné lieu, il faut noter (de nombreux exemples le prouvent) que la formule dont se sert Platon est une formule rituelle, qui écarte le danger de donner à un Dieu un nom qui ne lui convient pas. Ce n’est pas à cette incertitude du vocabulaire qu’Aristote fait allusion dans Metaph. Α 6, 977 b, 13 sq. (cf. Η 6, 1045 b, 7-9), mais à l’indécision où Platon a laissé la nature même de la participation. En revanche, c’est l’exposition du Phédon qui est la base du célèbre morceau du De gen. et corr. II 9, 335 b, 9-16 : la cause motrice est nécessaire pour expliquer la génération, et les Idées n’en peuvent tenir lieu.
  80. À quelles chicanes elle prête le flanc, Socrate en donne un exemple, qui fait rire Cébès, 101 ab.
  81. C’est l’ἀρχὴ ἀνυπόθετος de Rep. VI, 510 b.
  82. Il n’est pas impossible, comme le pense M. Burnet, qu’il y ait ici une allusion à des Sophistes qui, à l’exemple de Protagoras, croyaient infirmer la valeur du raisonnement mathématique, en critiquant le fondement même des mathématiques (cf. Aristote, Metaph. Β 2, 997 b, 32 sqq.).
  83. Voir A. Diès, La définition de l’être et la nature des Idées dans le Sophiste de Platon, 1909, p. 94 sqq., et les éditions du Théétète et du Sophiste par le même auteur dans la collection Guillaume Budé.
  84. Voir p. 78, n. 1 ; cf. 102 d.
  85. C’est ce que dit pareillement Aristote au sujet de l’âme dans son argumentation de l’Eudème, cf. p. xliii, n. i.
  86. Le texte des manuscrits à la fin de la ligne 104 d 2 ne donne aucun sens acceptable. Plusieurs corrections ont été proposées. Celle que je conjecture permet de voir dans ce membre de phrase un résumé précis de ce qui a été dit depuis 103 c 8. Le voisinage de αὑτοῦ, αὐτό expliquerait que τῳ ait pu devenir αὐτῷ.
  87. C’est « le résultat satisfaisant » (τι ἱκανόν) auquel on s’élève de proche en proche et auquel, par rapport à l’objet de la recherche, on rattache tous les résultats antérieurement obtenus ; cf. 101 e.
  88. Il est possible que, en parlant de distinguer avec la plus grande précision possible tout ce qu’ils impliquent (107 b 5 sq.), Platon pense à cette dialectique ascendante qui nous élève jusqu’à des principes vraiment dominateurs, c’est-à-dire au τι ἱκανόν de 101 e.
  89. Voir p. xxi et p. 63, n. 2.
  90. En outre du mythe de la deuxième partie, cf. 63 bc, 69 c, 72 e, 83 de.
  91. Cf. p. 85, n. 2. Il s’agit de tous les objets qui, déposés dans la tombe avec des aliments et des boissons, sont les signes extérieurs de la condition sociale du défunt.
  92. On trouve au début et à la fin du morceau sur l’objet de la vie philosophique, 82 c, 83 e, la même expression qu’ici 114 c 7 : τούτων δὴ ἕνεκα, voilà en vue de quoi, pour quels motifs. Cf. p. xxiv sqq.
  93. C’est, d’après Olympiodore (228, 25 sqq. ; 128, 9 sqq. Norvin), une Nekyia, la troisième de Platon : celle des lieux ou de la distribution des séjours ; celle du Gorgias étant la nekyia des juges et celle de Rep. X, la nekyia des justiciables.
  94. Peut-être est-ce surtout à ces derniers que pense Platon, 108 c fin, aux travaux des géographes de l’École de Milet : Anaximandre, Hécatée, Aristagoras. Cf. p. 87, n. 1.
  95. 59 cd. Cf. mes Études sur la signification et la place de la Physique dans la philosophie de Platon, 1919, p. 15.
  96. Voir p. 87, n. 1 et p. 94, n. 1.
  97. C’était aussi la théorie d’Anaxagore et de Démocrite.
  98. Qui d’ailleurs, relativement à l’ensemble de l’univers, peut être très petit ; ce qui était l’opinion d’Archélaüs (Vors.³, ch. 47, A 4, § 3, p. 411, 34).
  99. L’expression de Platon, 109 c 5, signifie exactement : « au milieu du fond de la mer ». Mais toute la suite impose, semble-t-il, le sens qui a été adopté.
  100. Sur cette infériorité de la mer, cf. 110 a. Les abîmes des mers sont, comme on le verra, les entrées des lieux souterrains.
  101. Opinion analogue chez Leucippe et Démocrite, chez Anaxagore et Archélaüs (Vors., ch. 54, A 24 [II³, p. 7, 26] ; ch. 55, A 94 ; ch. 46, A 42, § 5 ; ch. 47, A 4, § 4).
  102. Cf. 110 e. Sans doute la cause de la putréfaction est-elle encore cet air mêlé d’eau, qui altère les couleurs et fait aussi fermenter la terre ou ses productions ; cf. 109 b, 110 cd.
  103. C’est ainsi que, dans ses Météorologiques, Aristote envisage ce morceau du Phédon ; cf. p. 92, n. 4.
  104. Platon ne considère que trois cas : profondeur et étendue supérieures ; profondeur plus grande et étendue inférieure ; étendue supérieure et profondeur moins grande ; sans doute juge-t-il impossible que l’étendue et la profondeur soient toutes deux moins grandes.
  105. Pour le Pyriphlégéthon et le Cocyte, voir 113 b 3 et c 6.
  106. En contraste, semble-t-il, avec le Feu central des Pythagoriciens, qu’il fût d’ailleurs extérieur ou intérieur à la terre. Cf. J. Burnet, Early Greek Philosophy², p. 345 sqq. Voir infra, p. lxxv, n. 2.
  107. Analogues à ces Avernes dont parle Lucrèce, VI 738 sqq., 818 sqq.
  108. Peut-être ce feu est-il le substitut du feu pythagorique, dépossédé de sa position centrale ; cf. p. lxxi, n. 1.
  109. D’après le Timée, 59 bc, les métaux sont, ou bien de l’eau fusible, ou bien des mélanges d’eau et de terre.
  110. « Les trépassés », dit Platon 113 a, au lieu de dire « leurs âmes ».
  111. 114 c 3 : ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι. Cette phrase fournit un significatif exemple de la façon dont les textes s’altèrent : Eusèbe (Praep. euang. XI 38, 569 a ; XIII 16, 699 c), pour effacer de l’eschatologie platonicienne une doctrine que contredit le dogme chrétien de la Résurrection des corps change σωμάτων en καμάτων : « ils vivent sans souffrances. » Et Théodoret (XI 24), qui copie la citation dans Eusèbe, répète cette pieuse correction.
  112. Puisqu’entre lui et les fleuves qui les portent il n’y a pas communication, on peut penser qu’il leur faut retourner au Tartare pour être de là transportés par l’Achéron jusqu’à son bassin. Mais Platon ne s’explique pas là-dessus.
  113. Sur plusieurs points mes collations s’écartent de celles de mes devanciers. À ce sujet je demande qu’on me fasse confiance. Par ex. 64 c 4, quoi qu’en disent Schanz et M. Burnet, B n’omet pas τὸ devant τεθνάναι (f. 29 v, 5 du bas) ; 85 a 1, W n’a pas κάλλιστα après πλεῖστα, mais, au-dessus de la ligne, καὶ μάλιστα (f. 52 r, 20) ; 87 a 2 il a, comme les autres, ἀντιτίθεμαι (f. 53 v, 6), et non pas ἀνατίθ., etc. Nombre d’assertions de Schanz relativement à B semblent, à en juger du moins d’après la phototypie, n’être que des conjectures systématiques sur de prétendues corrections de la graphie primitive : grattage du ν éphelkystique, substitution du ξ au σ dans les mots composés avec σύν, etc. J’attribue donc à la première main de B tout ce qui n’est pas évidemment corrigé. De même il semble téméraire de prétendre deviner ce que portaient primitivement çà ou là certains feuillets très abîmés (cf. ad 73 e 5 sqq. et 74 e 3 sqq.).
  114. Voir p. ex. les deux citations d’Épictète à 116 d 6 et 117 d 8.
  115. La liste ci-dessous des éditions utilisées ne concerne que le Phédon et elle ne contient pas les noms de tous les citateurs, mais de ceux-là seuls qui figureront dans l’apparat. Dans celui-ci les titres d’ouvrages ont été mentionnés seulement : 1o pour désigner un écrit autre que celui d’où les citations sont ordinairement tirées ; 2o pour distinguer divers écrits d’un même auteur qui n’a fourni qu’accidentellement des citations. L’Index auctorum des éditions utilisées permettra le plus souvent d’y retrouver sans peine les passages allégués ; dans le cas contraire la référence précise a été indiquée. L’ordre dans lequel les auteurs sont mentionnés est chronologique : Aristote, De anima, Meteorologica (Fobes, Harv. Univ. Pr.) ; Plutarque, Moralia (Bernardakis, bibl. Teubner) ; Épictète, Dissertationes (Schenkl, bibl. Teubner) ; Athénée, Deipnosophistae (Kaibel, bibl. Teubner) ; [Alcinoüs] Isagoge (dans le Platon de Hermann, vol. VI, bibl. Teubner) ; Sextus Empiricus, Aduersus mathematicos (Mutschmann, bibl. Teubner) ; Origène, Contra Celsum (Koetschau, Christl. Schrifsteller) ; Clément d’Alexandrie, Stromata (Potter, 1715 ; Stählin, Christl. Schrifsteller) ; Methodius (Bonwetsch, ibid.) ; Eusèbe, Praeparatio euangelica (Gifford, Oxford Univ. Press) ; Épiphane, Adu. haeres. (K. Holl, Christl. Schrifsteller) ; Jamblique, Protrepticus (Pistelli, bibl. Teubner), De Pythagorica uita (Kiessling) ; Théodoret, Graecarum affectionum curatio (Raeder, bibl. Teubner) ; Cyrille, Contra Iulianum (Aubert in Migne PG) ; Jean Stobée, Anthologium (Wachsmuth et Hense, bibl. Weidmann) ; Proclus, In Rempublicam (Diehl, bibl. Teubner), in Timaeum (Kroll, ibid.) ; In Euclidis libr. comm. (Friedlein, ibid.) ; Jean Philopon, In Phys. (Vitelli, Comment, in Ar. Graeca), In De gener. et corr. (Vitelli, ibid.), In De anima (Hayduck, ibid.) ; Simplicius, In Aristotelis Physicam (Diels, ibid.) ; In Epict. Enchiridion (Heinsius, 1640) ; Olympiodore le Jeune, In Phaedonem (Norvin, bibl. Teubner) ; Photius, Lexicon (Naber) ; Der Anfang des Lex. (R. Reitzenstein) ; Suidas, Lexicon (Bekker) ; Thomas Magister, Ecloga uocum Atticarum (Ritschl) ; George Lacapène, Epistolae (S. Lindstam, Göteborg, 1924) ; Nicéphore Grégoras In Synesii De insomniis » (D. Petau, 1612).
  116. Abréviations employées : γράφεται = γρ. ; emendauit = em. ; erasit ou in rasura = eras., in ras. ; supra uersum = s. u. ; addidit = add. ; in uersus productione = i. u. prod. ; transpositionis signum = transp. ; expunxit ou punctis notauit = exp. ; in margine = i. m. — J’ajoute quelques autres abréviations, d’un usage commun dans l’apparat : codices = codd. (voir plus bas 4o) ; omisit = om. ; interpunxit ou distinctionis signo notauit = interp. (dans le cas où l’indication d’un signe de ponctuation semble intentionnelle) ; ut uidetur = ut uid. ; fortasse = fort. ; addubitavit = addub. (doute émis par un critique) ; seclusit ou inclusit = secl., incl. (mot ou phrase placés par un éditeur entre crochets droits) ; deleuit = del. (mot ou phrase suspects et qu’on juge devoir être retranchés du texte) ; coniecit = coni. (conjecture d’un critique) ; editores = edd., etc.
  117. Voir plus loin la note sur les Sigles, p. lxxxvii.
  118. Dans certains cas, p. ex. 81 b 7 φιλοσοφίᾳ, où le Papyrus seul donne une autre leçon, j’ai cru pouvoir sous-entendre, sans l’indiquer explicitement, que la leçon unanime de nos quatre manuscrits est confirmée par le témoignage de Stobée.
  119. Toutes les fois que l’accentuation peut changer le sens d’un mot, j’ai reproduit telle quelle dans l’apparat, et sans la compléter, la graphie des mss.
  120. C’est pour moi une vive joie de dire ce que doit mon travail à la science et au sûr jugement de mon collègue Émile Bourguet ; par amitié il a bien voulu s’imposer la tâche ingrate de me relire et ses conseils m’ont évité mainte imperfection ; je le prie de trouver ici la sincère expression de ma gratitude. — La littérature du Phédon est très abondante. On la trouvera dans la 11e édition du Grundriss der Gesch. d. Philos. d’Ueberweg-Prächter. Aux travaux que j’ai eu l’occasion de citer au cours de la Notice ou qui seront mentionnés dans les notes, j’ajouterai Paul Shorey The Unity of Plato’s thought (Decennial public. Univ. of Chicago, 1903), le Platon de C. Ritter (2 vol., Munich, 1910, 1923), le commentaire critique de Hermann Schmidt sur le Phédon (Halle 1850-2) et l’étude de G. Rodier Sur les preuves de l’immortalité d’après le Phédon (Année philos. XVIII, 1907). J’ai utilisé principalement les éditions de Stallbaum-M. Wohlrab (1875), Archer Hind (1883), J. Burnet (1911), M. Valgimigli (1921), Eug. Ferrai-D. Bassi (1923).