Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Les Amants importuns

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 243-247).

LES AMANTS IMPORTUNS


L a petite ville de Ruvigny se dresse sur une colline, dominant un profond pays de vallées boisées et de prairies. Les murailles qui défendaient la ville au temps des guerres féodales sont restées debout, et de grandes portes en pierre grise, des portes hautaines et surannées, gardent encore les routes qui descendent vers la plaine. Çà et là, dans les rues, parmi les blancheurs des maisons récentes, sommeillent de sombres et seigneuriales maisons. De vastes jardins presque abandonnés, des jardins aux herbes puissantes et violentes, triomphent autour de ces hôtels. Et pour les habitants qui ne possèdent pas de jardins, la ville a une promenade charmante et sauvage, une fière avenue de hêtres et d’ormes qui longe les remparts du côté de l’occident.

Cependant les habitants de Ruvigny, lorsqu’ils se promènent, le soir, sous ces arbres plantés par des ancêtres oubliés, ont, comme d’autres citoyens, des conversations sérieuses et modernes. Si dans le ciel merveilleux et changeant meurent des lumières heureuses, si les ramures sont empourprées mystérieusement de sang crépusculaire, les promeneurs ne s’attardent guère à contempler ces futiles spectacles. Ils s’entretiennent activement des affaires locales et des événements politiques. Ils pérorent, argumentent, discutent, se racontent volontiers les uns aux autres des anecdotes scandaleuses. Quelquefois, les scandales étant rares, on a dû y suppléer par la calomnie. Mais ce moyen, toujours un peu pénible pour les honnêtes gens, n’a jamais été employé que dans les cas d’urgence. D’ailleurs les habitants de Ruvigny ne sont pas de ces provinciaux ignares qui bornent le monde à l’enceinte de leur ville. Beaucoup d’entre eux installés à Paris et, par un singulier hasard, plusieurs Parisiens ayant des parents à Ruvigny, viennent tous les ans y passer quelques semaines. Et ces Parisiens ne sont pas de pauvres sires. Il y a parmi eux un clubman connu et un journaliste célèbre. Autrefois les habitants de la petite ville se méfiaient de ces intrus. Mais ils se sont aperçus que ces étrangers ne différaient pas sensiblement des indigènes. Après de longues conversations, il fut avéré que ces gens venus de Paris n’avaient vraiment pas une idée de plus que les sédentaires provinciaux. C’est pourquoi les étrangers furent désormais fraternellement accueillis.

Chaque année, au mois d’avril, « au temps du renouveau, » comme disaient certains poètes locaux, une singulière petite fête était célébrée par les habitants des environs. Il y avait dans une clairière un petit monument en ruine que l’on appelait le Tombeau des Amants. Une légende survivait qui contait l’aventure de ces amants ensevelis dans la pacifique forêt. En des temps de chevalerie, une noble jeune fille éprise d’un artisan s’était enfuie de son château avec celui qu’elle aimait. Pour faire bénir son mariage, elle s’en alla trouver l’évêque. Mais celui-ci, durement, la chassa de l’Église et livra le manant à la justice. Le jour même où l’on dressa la potence, la jeune fille mourut. Et le lendemain on trouva les corps des deux amants miraculeux transportés dans la forêt où souvent ils avaient erré. Ils reposaient côte à côte parmi les fleurs. L’évêque, attendri, revêtit ses habits sacerdotaux et, dans la forêt, il bénit le mariage de ces deux morts. Une messe commémorative avait été fondée. On ne la célèbre plus. Mais une fête que patronne la municipalité a remplacé fort décemment la cérémonie religieuse. Les habitants de Ruvigny tiennent beaucoup à ce souvenir, et de tous temps cette fête fut splendide. Seulement, autrefois le maire disait dans son discours : « Souvenez-vous toujours, messieurs, de cette gracieuse légende. Ce n’est pas seulement une poétique aventure, c’est une édifiante histoire qui nous montre la miséricorde infinie de l’Église. » Ces paroles étant quelque peu démodées, le maire dit aujourd’hui : « Souvenez-vous, citoyens, de cette gracieuse légende. Et n’oubliez pas qu’elle contient un enseignement. Nous ne croyons guère aujourd’hui à ces miraculeuses aventures. Mais pour être apocryphe, citoyens, cette histoire n’en montre pas moins la morgue de la noblesse et la férocité des prêtres. »

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