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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Iman

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Napoléon/L’Iman
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 206-209).

XV

L’IMAN


 
Le chamelier se tait, mais non l’écho de Tyr,
Ni l’écho du Thabor, ni le flot d’Aboukir,
Ni la blanche mosquée auprès du sycomore ;
Car sur les minarets, du côté de l’aurore,
Dès qu’au pays de Misr vient l’heure de prier,
L’iman comme l’écho répond au chamelier :
" Allah ! Voici la nuit, adorez le prophète !
À toute heure il vous voit et luit sur votre tête.
Allah ! Voici le jour. Redites tous : Allah !
Par le puits du désert, par l’étoile endormie,
Par le champ du figuier, par l’ombre évanouie,
Maugrabin, mamelouk, turcoman et fellah !
Par les chevaux brûlants dont le souffle étincelle,
Par les chevaux d’Assur aux ongles de gazelle,
Par ceux que vers Boulac la trompette enhardit ;
Et par les cavaliers, par les djinns moins rapides,
Je vois au loin, je vois au pied des pyramides
S’assembler le troupeau d’Yblis au front maudit.
Par le puits de Tesnim, où Misr se désaltère,
Par les noms de l’épée et ceux du cimeterre,
Comme de blancs chevreaux du côté d’Embabeh,
Je vois au loin, je vois des tentes égarées,
Puis les lions d’Aram aux crinières dorées,
Et puis le blanc turban de Hassan Mourad-Bey.

Je vois son ataghan caché dans sa ceinture,
Comme un serpent du Nil, qui dans la nuit obscure
Prépare son poison ; puis je vois le giaour,
Et le franc qui talonne une mule indocile,
Puis d’Aram et de Misr le hardi crocodile,
Et les chiens de chrétiens hurlant tous alentour.
Lequel l’emportera du flot ou du rivage ?
De la mule des francs, de l’étalon sauvage ?
Ou du giaour impur, ou du bon musulman ?
Ou du lion chasseur, ou de l’agneau qui bêle ?
Du hardi crocodile, ou du chien infidèle ?
De l’homme, ou du prophète, ou d’Allah seulement ?
Ah ! Du sultan Kébir le souffle brûle et tue ;
Mais le souffle d’Allah, quand il chasse la nue,
Est cent fois plus puissant. Ah ! Du sultan Kébir
Comme un tison ailé, la colère flamboie ;
Mais le courroux d’Allah, quand il cherche sa proie,
Jette aussi des éclairs sur les palmiers de Tyr.
Ah ! Le sultan Kébir est le roi de l’épée.
Quand elle est au désert à sa tâche occupée,
Au champ du mûrier rouge il la conduit des yeux.
Mais Allah sait aussi vers la source tarie
Conduire en leurs chemins les lions de Syrie,
Et pousser le simoün en ses arides cieux.
Pour le combat des forts voici l’heure marquée !
Priez, bons musulmans, dans la grande mosquée,
Pour l’aigle du Liban et pour les fils d’Ali.
Priez dans l’oasis, pour la tente odorante,

Pour les lions du Nil à la croupe fumante,
Et surtout pour Nassouf-pacha de Tripoli.
—Comment faut-il prier pour les beaux janissaires,
Quand les belles houris ont fermé leurs paupières ?
Et pour les mamelouks sortis du franguistan ?
—Quand les houris ont clos leur paupière en la nue,
Priez par le poignard, par la lance perdue,
Par l’ataghan des beys, et par leur bleu turban !
—Comment pour les spahis aux bruyantes timbales ?
Comment pour les agas que foulent leurs cavales ?
Pour le roméliote au fusil enchanté ?
Pour ceux que le Nil pousse aux tièdes mers d’Asie ?
Et pour ceux qu’il rejette en passant vers Sédie ?
—Priez par le tranchant du sabre ensanglanté.
Maintenant, écoutez, l’oreille contre terre !
Le grand désert bondit, ainsi qu’une panthère.
Malheur au mécréant qui trop tôt l’éveilla !
Pour toujours il remplit ses vides pyramides
Des cent voix de l’épée, et d’échos homicides ;
Et l’écho du désert redit partout : Allah !
—Du haut des minarets que voyez-vous encore ?
Le cri qu’on jette au Nil retentit au Bosphore.
À cette heure que fait le grand Bounaberdi ?
—Il fait signe au combat comme on parle à l’esclave,
Et les chevaux de Tyr à sa voix qui les brave,
Effarés et tremblants, répondent : effendi !
J’ai vu vers Embabeh, sur sa rive éperdue,

Un fleuve se tarir, comme une coupe bue.
Quand j’ai cherché ses flots, j’ai trouvé son écueil ;
J’ai vu vers Embabeh d’une armée innombrable
Tout l’orgueil en un jour se tarir dans le sable.
J’ai cherché sa victoire, et j’ai trouvé son deuil.
—Comment faut-il prier vers le soir des batailles ?
—Le soir il faut pleurer ainsi qu’aux funérailles ;
Car les chevaux d’Assur ne mordront plus leur mors ;
Car les lions du Nil ont perdu leur crinière ;
Car le turban de Misr est souillé de poussière.
Femmes, chantez la plainte et l’éloge des morts.