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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Plainte

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Napoléon/La Plainte
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 209-212).
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XVI

LA PLAINTE

 
—Nos bouches chanteront, mais nos yeux sous nos voiles
Se rempliront des pleurs qui tombent des étoiles.
Au ciel de l’Orient s’est brisé le croissant.
Dans le champ d’Embabeh que laboure l’orage,
La palme de Mogreb étend son noir ombrage,
Et la fleur du dattier se baigne dans le sang ;
Dans le sang des pachas, des beys et des vayvodes.
Ceintures d’or, poignards aux fourreaux d’émeraudes,
Comme les basilics, venimeux ataghans,
Amulettes d’Alep, béantes coulevrines,
Sabres damasquinés, lances ni javelines,
N’ont défendu Saïd de la lance des francs.

Ainsi que les palmiers que les vents amoncellent,
Sur les spahis de Tor ceux de Jaffa chancellent ;
Leurs os aux pèlerins apprendront le sentier.
Des restes d’Ismaël comme d’un chaume aride,
Le berger de Gizeh, devant sa tente vide,
Allumera son feu pendant l’hiver entier.
Ah ! Sous le poids des morts le pont d’Al-Sirah tremble ;
Trop d’âmes en un jour s’y rencontrent ensemble ;
Les enfants du poignard, dans leurs beaux châteaux forts,
Comme au pied du dattier tombent les dattes mûres,
Au pied du sultan franc sont tombés sans murmures.
Les baisers des houris n’éveillent plus les morts.
Bulbul ne viendra plus, sur le myrte d’Asie,
Avant l’aube baiser la rose épanouie ;
Car la rose d’égypte a perdu son odeur ;
Mais sous le toit usé de la vieille mosquée
Les myopes hiboux et la louve efflanquée
Ensemble habiteront, sans craindre le chasseur.
Muets, les minarets croulant dans la tempête
Dénoueront leurs turbans de marbre sur leur tête.
Le caloyer impur de Tine ou de Roumi
Y fera sa prière en sa langue menteuse ;
Comme un phare oublié dans la mer ténébreuse,
Ils garderont, eux seuls, le désert endormi.
La cigogne de Thèbe a quitté sa nichée ;
Et la terre de Misr, comme une herbe arrachée,
Est soumise au giaour. Le vil nazaréen
Des filles des émirs a soulevé le voile ;

L’Asie est partagée ainsi qu’un pan de toile :
Le coran obéit au livre du chrétien.
L’Égypte musulmane, et le Caire et Médine,
Serviront de litière à la mule latine.
Damas au mécréant a payé le miri.
De son nid de vautour Gézaïr enlevée
S’enfuira pour jamais sans prendre sa couvée,
Et Tunis et Calpé répéteront son cri.
J’en jure par le sable et la rive sanglante !
Nul ne connaîtra plus la place de sa tente.
Chaque jour apprendra des usages nouveaux.
L’œil verra des douleurs que l’œil n’a jamais vues ;
L’oreille écoutera des langues inconnues ;
Et les morts pleureront aussi dans leurs tombeaux.
Qui l’eût dit, que le frein forgé loin de l’Asie
Au désert eût dompté le coursier d’Arabie ?
Qui l’eût dit, que la torche allumée au couchant
Eût du vieil Orient consumé l’espérance ?
Que l’épée aiguisée aux rivages de France
Fût venue au Carmel essayer son tranchant ?
J’en jure par l’anneau, par le lait des chamelles.
Moslem s’habillera du lin des infidèles ;
Le croyant videra la coupe du giaour.
Jaffa verra Stamboul repasser le Bosphore,
Non plus sur sa galère, éblouissant l’aurore,
Mais veuve en son caïque, et pleurant tout le jour.
Mais alors l’Albanie, au jour de l’épouvante,

Se souviendra des flots qui roulent vers Lépante.
Malgré beys et pachas, l’épervier de Souli
Et de Missolonghi verra croître son aile ;
Et du vieux navarin le lionceau rebelle
Sous ses dents brisera les os de l’osmanli.
Car des beaux mamelouks la puissance est passée,
Et du vieil Orient la lance est émoussée.
Sa cassolette exhale une vapeur de sang.
Sur ses chameaux pelés il a roulé sa tente ;
Et, comme un pèlerin, avant l’aube naissante,
Il remporte au désert son toit en gémissant.
Car le sultan Kébir est un puissant prophète :
C’est le glaive de Dieu pendu sur notre tête.
Mais des beaux mamelouks, mais des fils d’Osman-Bey,
Ah ! Les blancs ossements, ah ! Les tentes parées,
Ah ! Les luisants poignards, ah ! Les housses dorées,
Un jour a tout détruit du côté d’Embabeh.