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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Voyageur

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Napoléon/Le Voyageur
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 269-271).


XXXIV

LE VOYAGEUR

 
Mais, là-bas, non plus loin, dans la neige et l’hiver,
Voilà qu’un grand lion, à la griffe de fer,
Un lion au front chauve, errant sans sa lionne,
Seul, loin de son palmier que la foudre sillonne,
Balayant, sans rugir, la terre sous ses pas,
Cherchait son grand désert et ne le trouvait pas.
Mais, là-bas, non plus loin, dans la plaine homicide,
Voilà qu’un empereur, sans couronne et sans guide,
Un empereur, sans nom, au front chauve et glacé,
Ayant perdu la trace où son char a passé,
Seul dans son grand désert, errait dans la nuit sombre,
Et cherchait son empire et ne trouvait qu’une ombre.
Son cheval sans hennir, et sans ronger le mors,
Comme font les coursiers que chevauchent les morts,
Haletant a passé mainte haute muraille,
Mainte vallée amère et maint champ de bataille ;
Et les peuples disaient : quel est ce cavalier
Qui passe comme une ombre en creusant son sentier ?
N’était-ce pas celui qui d’un signe de tête
Ébranlait notre toit, comme fait la tempête ?

Dont les peuples tenaient la selle et l’étrier
Sous sa botte courbés, ainsi qu’un écuyer ;
Qui poussait devant lui les rois dans la poussière
Comme un troupeau soumis au fouet de sa colère ?
N’était-ce pas celui dont l’épée au fourreau,
Toujours blême et glacée, a creusé maint tombeau ?
Qui, sur son char d’airain traînant sa renommée,
Passait au pied des tours avec sa grande armée,
Et comme les flocons de la neige en hiver,
Dans les champs entassait ses escadrons de fer ?
Mais lui resta muet ; et sous sa froide armure
Il cacha son front pâle et sa froide blessure ;
Et nul ne vit ses pleurs, s’il en versa jamais,
Hors son louche coursier, sous ses sanglants harnais.
Muet dans son orgueil, muet dans sa ruine,
Son cœur n’a pas battu plus vite en sa poitrine.
De tant de nations qui marchaient après lui,
Quand pas un messager ne lui reste aujourd’hui,
Ardent avant-coureur de son propre naufrage,
Lui-même de sa chute il porte le message ;
Et le monde, voyant cet homme sur son seuil,
Ne sait s’il faut sourire ou s’habiller de deuil.
Sourire ! Oh ! Non, grand dieu ! Car, sitôt que sa bouche
Aura dit son secret, mainte femme en sa couche
Gémira. Maint créneau tremblera sur sa tour.
Maint empire peuplé sera vide en un jour ;
Et loin du maître absent, mainte coupe remplie
Au fond ne gardera que poison et que lie ;

Car lui, sitôt qu’il eut, au seuil de ses états,
De ses pieds tout meurtris rejeté les frimas,
La garde qui veillait au bord de son royaume,
Voyant cet homme pâle, errant comme un fantôme,
Lui dit : que cherchez-vous ? Et quel est votre nom ?
Et l’empereur a dit : je suis Napoléon.